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plan. Dorénavant, un artiste fait une caricature comme un causeur fait un « mot », — pour résumer une situation, clarifier une idée, déterminer une attitude. Le « mot » outrepasse ordinairement la chose, en quelque manière, et cependant mieux qu’un long discours, il la caractérise. Il vise non à faire rire par la satire, mais à frapper par la vérité.

La caricature, en effet, s’est à ce point rapprochée de l’observation exacte de la vie qu’on ne perçoit plus bien la ligne de démarcation qui sépare nos modernistes de nos caricaturistes. En quoi un dessin de M. Forain est-il une caricature, et un autre de M. Raffaelli ne l’est-il pas ? Quand M. Renouard trace ses admirables types d’anarchistes barbus avec un sourire d’ange qui disent : « Imbéciles de bourgeois, mais l’anarchie, c’est le ciel ! » pourquoi ne l’appelle-t-on pas un caricaturiste et donne-t-on ce nom à M. Steinlen ? Pourquoi les synthèses en jaune et noir de M. Nicholson sont-elles des caricatures et les Harmonies de M. Whistler n’en sont-elles pas ? Y a-t-il plus d’ironie dans les dessins de M. Ibels que dans les tableaux de M. Frappa ou de M. Vibert ? Si M. Béraud nous peint la Salle Graffard et si M. Willette nous dessine de délicieux pierrots descendant, bras dessus, bras dessous, avec de gentils petits croque-morts, la pente du moulin de la Galette, quel est donc le caricaturiste ici — et quel est le poète ? Le caricaturiste sera-t-il M. Willette parce que son œuvre est une pensée, en même temps qu’un dessin, et que sous sa forme individuelle et superficielle, on devine quelque symbole universel et profond ?

Peut-être… et ceci nous marque assez ce que sera la caricature de l’avenir. De toutes parts, voici qu’après cinquante ou soixante ans de caractérisme, elle évolue vers un rôle plus idéaliste et plus généralisateur. Elle ne caractérise plus seulement un individu, mais un peuple, ni seulement une petite passion, un léger ridicule, mais un sentiment profond, une poignante inquiétude, une ironie secrète de la destinée. Telle est la caricature que M. Charles Dana Gibson a créée aux États-Unis. La forme en est d’un galbe pur, ironiquement folâtre par endroits, grave et sévère par d’autres, vastes planches dignes des plus grands maîtres du dessin. Le thème en est habituellement l’amour dans la vie américaine, la vie élégante et somptueuse des jeunes héritières dont les yeux se tournent vers la vieille Europe. De cette vieille Europe viennent des jeunes gens tous laids, tous titrés, tous