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fait, nos grands caricaturistes d’aujourd’hui lui donnent raison, car ils ne « défigurent » plus l’homme. Le public applaudit MM. Willette, Ibels, Forain, Caran d’Ache, là surtout où ils ne « chargent » pas. Si le goût public était encore favorable à la « charge, » nul n’aurait recueilli jamais autant d’applaudissemens que M. Léandre, l’auteur de Ma Normandie et du Musée des Souverains, car il y est incomparable. Quand on regarde son Musée des Souverains, on demeure persuadé que chaque nation a choisi, pour son chef, l’être le plus monstrueux qu’elle a trouvé parmi ses habitans. Et cependant les « charges » de M. Léandre ne retiennent pas longtemps notre attention. Elles viennent trop tard pour amuser un monde trop vieux. Elles visent à faire rire, par un grossissement systématique et banal, une génération inquiète, avide de « sincérité, » curieuse d’observation exacte, de caractérisme, — ou de symboles qui aient l’air d’une pensée.

Caractériser, tel a été, en effet, le but de nos grands caricaturistes modernes. La troisième époque de la caricature, l’époque caractériste a commencé quand de vrais artistes se sont adonnés uniquement à la caricature. Car un véritable artiste ne caricature pas pour railler un homme, encore moins pour déformer le type humain. Il caricature pour caractériser, pour souligner quelque geste, pour noter quelque jeu de physionomie, pour serrer de si près tous les aspects inattendus, inédits, de la machine humaine, que l’enveloppe de chair et d’os lui livre tous les secrets. On prête à Ingres ce mot : « Il faut caractériser jusqu’à la caricature, » et Gavarni ne se croyait pas un caricaturiste, car il rehaussait la caricature jusqu’à la caractérisation. Il ne l’était pas, en effet, au sens ancien du mot : il l’était au sens nouveau. On ne trouve presque pas une déformation dans ses figures. On en trouve peu chez Henry Monnier et Traviès, moins chez Daumier que chez tous ses prédécesseurs, moins encore chez Cham, chez Grévin et pas du tout chez M. Forain.

À l’Étranger, il en est de même. Les trois grands dessinateurs du Punch, Tenniel, Leech et du Maurier, caractérisent sans déformer. En Allemagne, Lœffler dessine comme Gavarni, puis Harburger, Steub, Schlittgen, Schliessmann, Grœgler donnent à leurs figures de très exactes proportions. Le grotesque s’est évanoui depuis longtemps. La fantaisie furieuse et diabolique des grands bouffons du rêve ne s’est plus retrouvée que chez Tony Johannot et chez Félicien Rops, deux caricaturistes de second