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Ceux-ci n’offriraient guère aux statues que des tasses de lait ou des verres d’eau minérale, boissons stomachiques qui conviennent à une génération dégénérée, et les effigies des vainqueurs d’Austerlitz n’auraient pas d’attitudes assez indignées pour repousser nos pâles breuvages ! Mais, à part quelques détails, le tableau de Couture pourrait encore servir à symboliser notre société, et l’on se figure assez bien ces deux philosophes sous les traits de nos deux dessinateurs.

Sont-ce réellement des philosophes ? Sont-ce des amuseurs ? Ne serait-ce pas surtout des artistes ? Il y a beaucoup de gens capables de ressentir devant notre société ce que ressentent MM. Forain et Caran d’Ache, mais seuls, ils savent le rendre. Leur puissance de synthèse est telle que bien des événemens contemporains resteront marqués dans nos mémoires au sceau que leurs légendes leur ont donné.

Tout le secret de la guerre gréco-turque est dans cette réflexion d’un reporter assis à la table des officiers du Calife : « Tiens ! la bière aussi est allemande ! » et toute sa morale dans ce mot en face des ruines, des cadavres, des orphelins : « Tout cela finira par deux emprunts… » Quel long rapport sur les affaires coloniales vaudrait cette vision : Deux petits soldats viennent d’entrer, vainqueurs, à Tananarive. Les discours officiels diront qu’ils ont ouvert la route au commerce français, à l’expansion coloniale. Bien. En attendant, il leur faut des chaussettes, car leurs pieds sont meurtris par la longue marche à travers l’Émyrne. Un magasin est là, au plus bel endroit. Ils entrent, ouvrent leur pauvre petite bourse, mal munie d’argent français et demandent le prix : « Deux shillings, six pence, » leur répond un gentleman qui est frais, dispos, a un monocle à l’œil, une fleur à la boutonnière, et une parfaite indifférence pour la France dans son cœur. Le spectacle enfin que nous a donné trop longtemps une certaine « Affaire, » est résumé pour toujours dans une double page fameuse de M. Caran d’Ache : celle où l’on se met à table et où le chef de la famille, en s’asseyant, dit à tous ses invités : « Surtout n’en parlons pas ! » et celle où l’on voit, hélas ! qu’ « ils en ont parlé ! » et que les convives viennent, par des bris de vaisselle et la transformation des ustensiles de bouche en armes offensives, de témoigner énergiquement de leur attachement aux garanties de la Défense ou à l’Autorité de la Chose jugée… Depuis les beaux jours de Daumier et de Gavarni, l’on n’avait jamais eu d’aussi parfaits