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brusquement la face des choses en Espagne et devança tous les calculs de son ambition prévoyante.


VIII

L’état des choses en Castille s’était développé depuis son départ dans le sens qu’il avait supposé d’après les premiers actes de l’archiduc. La renonciation si prompte du roi d’Aragon aux droits qu’il lui eût été possible de défendre, le succès éclatant qui avait signalé l’entrée et la marche en avant de Philippe dans la Péninsule, son accession facile et définitive au pouvoir avaient encouragé le jeune prince et ses conseillers dans leurs projets audacieux. La retraite de Ferdinand après le traité de Villafila les délivrait de toute inquiétude, et il était certain que, victorieux sur toute la ligne et désormais indépendans, ils compromettraient par des fautes nombreuses leur avenir dans un pays qu’ils connaissaient si peu.

Ils avaient commencé par une démarche inconvenante et inutile : non content des stipulations qui lui assuraient toute l’autorité en Castille, Philippe prétendit obtenir des Cortès la proclamation officielle de l’incapacité de Jeanne et sa déchéance effective. Les députés furent choqués de cette insistance : l’amirante de Castille, en leur nom, s’opposa ouvertement au vœu du prince : l’assemblée déclara s’en tenir au serment qu’elle avait prêté antérieurement à Jeanne et à son mari. C’était pour celui-ci un échec moral des plus graves et sur une question délicate qu’il n’aurait jamais dû soulever. Le résultat de cette tentative fut de mettre trop clairement sous les yeux des peuples la substitution de la maison d’Autriche à la légitime souveraine, et aussi de susciter des doutes qu’on n’avait pas eus jusqu’alors sur la gravité réelle d’une maladie dont un prince étranger avait tant de hâte de profiter pour régner seul.

Cette fausse démarche n’était pas d’ailleurs isolée. Elle se reliait à tout un système politique de jour en jour plus pénible et plus impopulaire. En même temps les conseillers flamands, âpres à la curée, accaparaient pour eux et leurs compatriotes les charges, offices, châteaux forts, commandemens militaires, bénéfices ecclésiastiques, s’immisçaient dans toutes les affaires religieuses et civiles. Tant d’intérêts froissés devenaient ennemis : l’orgueil espagnol s’irritait ; les seigneurs craignaient d’avoir été dupes ; les