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même, dit-on, jusqu’à porter la main sur elle. Jeanne perdit connaissance à la suite de cette querelle, puis elle eut un accès de délire et son faible organisme cérébral ne se rétablit jamais d’une aussi terrible épreuve. Elle retrouva depuis, sans doute, des périodes de calme, mais les crises nerveuses devinrent de plus en plus fréquentes et aiguës, et Philippe jugea nécessaire de l’entourer d’une surveillance permanente.

Cette décision provoqua les plus graves événemens. Elle marque le début de la seconde période de la vie de Jeanne, celle où, sans perdre encore l’appareil extérieur de son rang, elle cesse toutefois d’être considérée comme en possession de sa raison. Ferdinand fut profondément ému de ces nouvelles ; Isabelle en conçut tant d’amertume qu’elle ne fit plus que languir : la mort de son fils et de sa fille aînée l’avait déjà frappée au cœur, l’état mental de Jeanne avait achevé de l’ébranler ; des fièvres ardentes compliquées d’hydropisie la mirent aux portes du tombeau. Elle vit s’approcher sa dernière heure avec un courage digne de son grand cœur et dans la plénitude de son intelligence. Mais Ferdinand, ainsi qu’elle-même, étaient trop accoutumés à envisager toutes choses au point de vue politique pour ne songer qu’à l’infortune de leur fille et pour ne point se préoccuper, en ces momens terribles, des intérêts de la monarchie, et de l’œuvre nationale qu’ils avaient accomplie et consacrée par la sagesse et la victoire. Ils savaient désormais à n’en pouvoir douter que leur gendre, par ses sentimens et ses aptitudes, et Jeanne, par le désordre de son esprit, étaient également incapables de régner en Castille sans compromettre et ruiner peut-être l’avenir du pays ; ils prirent en conséquence une résolution suprême. Isabelle dicta et signa un testament qui dérogeait sans doute aux règles ordinaires de succession, mais qui devait dans sa pensée assurer le maintien de l’unité espagnole : d’après ce document, Jeanne et Philippe ne recevaient que le titre royal en Castille ; l’autorité effective était remise au roi d’Aragon.

La rédaction de cet acte, qui devait susciter tant de dissentimens et de péripéties, fut concertée avec le double désir de n’en indiquer la cause majeure qu’en termes réservés, et, d’autre part, d’établir nettement les pouvoirs extraordinaires conférés à Ferdinand. En ce qui concerne la princesse, la Reine, ne voulant point caractériser la situation d’une façon précise et blessante, use d’une formule conditionnelle : « dans le cas, dit-elle, où ma fille