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mais leur intensité s’était singulièrement développée : « Il y a, dit ce document, grand péril pour la Reine dans la vie qu’elle mène avec la princesse et l’on ne saurait s’en étonner ; l’état de la princesse est tel, en effet, qu’il doit non seulement causer grand chagrin à une mère qui l’aime si fort, mais à n’importe quelle personne étrangère. Elle dort mal, peu ou point ; elle est très sombre et faible ; quelquefois elle refuse de parler ; cet indice, aussi bien que plusieurs autres qui dénotent au contraire son agitation, font juger que sa maladie s’aggrave. Ce mal se peut soigner, soit par l’affection et la prière, soit par la contrainte : or l’affection et la prière ne sont point accueillies ; et quant à la force, ce serait grande pitié d’y recourir tant la moindre insistance lui cause de trouble et de douleur. » Les médecins ajoutent — et cette conclusion est significative : « Nous prions humblement Votre Altesse de faire brûler cette lettre. » C’est qu’il s’agissait d’un mal dont la révélation était attentatoire à la dignité royale, et sans doute les hommes de l’art n’avaient point osé le définir expressément, mais le peu qu’ils en avaient dit les effrayait encore comme s’ils eussent trahi un secret d’Etat.

Ils avaient raison d’ailleurs de redouter les indiscrétions, car vainement les Rois Catholiques s’entouraient du plus grand mystère ; les serviteurs, les confidens intimes du palais, inévitables témoins de la vie des princes, commentaient ces épisodes dans leurs conversations ou dans leurs correspondances. Je relève notamment dans une lettre d’un secrétaire de la Reine à l’un de ses collègues, qui était alors à l’armée, diverses phrases, réservées assurément, mais intelligibles pour les initiés : « La Reine, dit-il, est en grande tribulation et fatiguée à cause de la princesse. » Plus loin, il fait allusion à un mémoire envoyé au Roi pour le tenir au courant de l’état de sa fille, et il ajoute : « Je n’ai rien de plus à en dire, sinon que, pour le peu de temps qu’ont duré les choses, elles m’ont donné de plus mauvaises nuits que vous n’en avez eues à la guerre. Cette nuit encore, il y a eu grande scène avec la Reine qui a tenu ensuite conseil avec quelques seigneurs. Je n’y étais pas et n’en saurais parler, mais la Reine m’a dit spontanément ce matin que les particularités de ce qui se passe ne sont ni à dire, ni à écrire. » C’était le mot d’ordre, mais on voit qu’il n’était pas tout à fait respecté.

Les circonstances allaient au surplus rendre la dissimulation impossible. L’objet sur lequel se concentrait en ce moment la