Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 149.djvu/560

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

morale est inférieure, toute autre religion est extravagante. De sorte que, pourrait-on ajouter, l’Anglais est doublement personnel, d’abord comme individu, puis comme membre de la plus individualisée des nations. Dès que l’intérêt national est en jeu, toutes les dissensions cessent, il n’y a plus qu’un seul homme, un seul Anglais, qui ne recule devant aucun moyen et se montre prêt à tout : la morale se réduit alors pour lui à un seul précepte : sauvegarder n’importe comment l’intérêt anglais. Nul peuple n’est plus froid, plus méthodique, plus tenace dans sa politique ; nul ne laisse au sentiment moins de place.

Le défaut de l’esprit anglais, qu’il reste isolé dans son individualisme ou associé en groupes plus ou moins étroits, c’est le manque d’universalité, soit dans les sentimens, soit dans les idées. « Véritables insulaires, dit M. Green, nous sommes incapables de comprendre d’autres races. » L’Anglais a beau s’associer de mille manières, il n’est pas universellement sociable. Certes, il le devient de plus en plus, et, depuis un siècle, il y a sous ce rapport un progrès sensible : « Les Anglais, dit M. Hamerton, se font plus tolérans et plus ouverts, en même temps que les Français gagnent en sens pratique et en prudence. » Le jugement de Kant, exact pour son temps, comporterait aujourd’hui des restrictions et surtout des complémens nécessaires. Il y reste pourtant un fond de vérité.

Admirable par sa poésie et sa littérature, comme par son mouvement scientifique et philosophique, incomparable par son industrie, son commerce et son expansion coloniale, comme par son entente des conditions pratiques du gouvernement libre, l’Angleterre n’a pas fait peut-être, pour l’élévation du genre humain tout entier, ce qu’ont fait l’Italie, la France, l’Allemagne ; elle se soucie peu de faire triompher au dehors les vérités qu’elle a pu découvrir : la propagande en faveur des « principes » n’est point son fait. Mais elle a donné au monde un merveilleux exemple de liberté et d’activité, et les exemples valent souvent les préceptes. M. de Bismarck a prétendu que, dans notre Europe, tout ce qui est germain est l’élément mâle ; douceur, générosité, bonté, ce sont à ses yeux choses féminines. Est-ce bien sûr, et d’ailleurs les sexes ont-ils ici quelque chose à voir ? La vérité est qu’il y a des peuples de tête et des peuples de cœur ; tous sont nécessaires à l’humanité. Si la personnalité est une force, l’impersonnalité en est une ; si le sens pratique a son prix, la générosité a le sien, et