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Après le drame, le roman était le fruit naturel de l’esprit anglais. N’exige-t-il pas, lui aussi, et le sens psychologique des caractères et le sens pratique des actions qui en résultent ? La vie réelle, observée avec amour, sans grossissement ni rapetissement systématique, la manifestation d’âmes individuelles au sein d’un milieu dont elles subissent l’action et sur kquel elles réagissent, la solidarité de chaque individu et du groupe dont il fait partie, la complexité croissante des sentimens et des passions, les actes qui en résultent, l’enchaînement nécessaire de ces actes avec leurs conséquences heureuses ou malheureuses, la moralité qui se dégage ainsi de la vie même, tel est l’objet du réalisme anglais, — réalisme profond et sincère dont le principe n’est pas l’indifférence intellectuelle, mais la sympathie morale. On peut d’ailleurs étendre la même caractéristique à l’ensemble de la littérature anglaise ; c’est une littérature non d’artistes, mais de psychologues et de moralistes. Ces génies réfléchis et peu sensuels n’ont point, comme les néo-Latins, le culte de la forme pour la forme ; ils cherchent le fond et, sous les apparences, l’être intime des choses. Quand ils l’ont atteint, ils s’efforcent de nous en donner la même perception exacte et vive. Ils n’éprouvent pas, par goût de symétrie et de belle ordonnance, le besoin d’épurer la réalité, de la simplifier, de la proportionner pour l’ennoblir ; peu sensibles aux dehors et aux décors, ils voient et nous font voir les choses telles qu’elles sont, complexes, irrégulières, parfois pleines de contradictions apparentes, en un mot naturelles. Mais par cela même que, dans leur aversion pour le dilettantisme esthétique de quelques néo-Latins, comme aussi pour la spéculation pure des Germains, ils sentent profondément le sérieux de la vie, du même coup ils saisissent la moralité inhérente à la vie. La littérature allemande est celle de philosophes spéculatifs ; la littérature anglaise est celle de philosophes pratiques qui ne séparent pas l’observation de l’action même.

Dans la morale anglaise, nous retrouvons le même esprit. Pas de lois s’imposant d’avance, pas d’impératif catégorique èdiclant ses commandemens du haut d’un Sinaï intelligible. Chacun cherche son plus grand bien : tel est le point de départ, tout individualiste ; et ce bien, exclusivement apprécié au point de vue de l’expérience, ne peut être que le bonheur. Mais, d’autre part, le bonheur n’est complet que dans l’association ; ce qui change l’intérêt individuel en intérêl collectif : voilà le point d’arrivée. Les con-