Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 149.djvu/549

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cette souplesse, cette flexibilité, cette transparence, ces grâces vives et légères que le français semble devoir à l’esprit celtique et méditerranéen.

Combinez les deux tendances dano-saxonne et celtique, joignez-y l’influence latine exercée par la France et par l’Italie, et vous comprendrez comment a pu naître, comment a pu se développer en Angleterre la plus grande poésie des temps modernes. Elle est par excellence lyrique et dramatique. L’individualisme intense du Germain devait produire, chez l’Anglo-Saxon, l’habitude de réfléchir sur soi, de nourrir et d’exalter ses sentimens dans la solitude de la pensée, d’aller si au fond de sa joie ou de sa peine que la peine finit par se retrouver sous la joie, comme le « je ne sais quoi d’amer » au fond de la coupe. Dans les plus vieilles chansons d’Angleterre, ce qui frappe surtout, après la férocité, c’est le ton douloureux et triste, le mélange d’humeur guerrière et d’humeur contemplative, de chants de triomphe et de lamentations désolées ; c’est aussi le sentiment de l’insondable nature et de l’insondable destinée. Dès l’origine, le Saxon fait un retour mélancolique sur la vie humaine, il en compare les courtes joies à l’oiseau qui, dans les festins d’hiver, traverse la salle à tire-d’aile et ne sent plus l’orage : « mais l’instant est rapide, et de l’hiver l’oiseau repasse dans l’hiver. » Le sentiment religieux est, comme l’a fait voir M. Jusserand, plus profond dans les poésies saxonnes que dans les chants celtiques. Plus grandiose aussi est l’attitude du moi solitaire, concentré en ses pensées ; plus exclusif enfin l’amour du foyer, où c’est encore le moi qui se multiplie lui-même et jouit de soi en autrui. L’expression naturelle de telles âmes, c’est le chant lyrique, où vibrent et s’amplifient tous les tressaillemens de l’être intime. Le moi finit par retrouver en lui-même le monde entier ; la nature extérieure lui devient intérieure :


A piece and conterminous to his soul.


Mais c’est surtout dans le drame que la poésie anglaise devait se montrer supérieure. Les Germains n’avaient pas l’esprit dramatique ; les Anglais l’ont eu, grâce à l’influence celto-latine, grâce surtout à ce génie de l’action qui, chez eux, complète le génie de la méditation. Au siècle d’Élisabeth, l’influence naturaliste de l’Italie et de la France se mêle à l’influence religieuse et morale du puritanisme ; l’esprit de l’antiquité classique et celui