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térieurement, contraste du réalisme et d’un certain idéalisme mystique ; dans les rapports sociaux, conciliation de l’individualisme et du goût pour la subordination hiérarchique. Les Anglo-Saxons avaient sans doute les mêmes tendances que les autres Germains, mais leurs penchans furent modifiés d’abord par l’influence celtique et normande, puis par les conditions de leur développement national. Quoique capables aussi de mysticisme et d’idéalisme, les Celtes ne poussent pas l’intensité de l’absorption intellectuelle jusqu’à oublier entièrement la vie pratique. D’autre part, l’influence normande était celle d’esprits fermes et fins, ayant une raison solide et peu portée aux chimères, une volonté entreprenante et persévérante en vue de « gaigner. »

Si d’ailleurs il est vrai que, des deux termes de l’antithèse germanique, sens réaliste et sens idéaliste, le premier s’est développé au plus haut point en Angleterre, ce n’est pas à dire que l’autre ait pour cela disparu. Tant s’en faut ; mais les deux se sont attribué des domaines séparés. Dans la pratique et dans le domaine de l’intelligence pure, l’Anglais est resté positif ; dans la poésie, nous le verrons conserver le sens germanique de l’idéal, sans d’ailleurs perdre pour cela celui du réel. M. Darmesteter nous montre Shakspeare aussi entendu en affaires qu’inspiré en poésie. Au moment où le poète écrit le monologue d’Hamlet, il achète, pour 200 livres, 107 acres dans la paroisse d’Old-Stratford ; vers 1604, il fait errer le roi Lear dans la tempête et il intente un procès à Philip Rogers en payement de 1 livre 11 shillings 10 deniers, prix de malt à lui vendu et non payé ; en 1605, il rêve à lady Macbeth et à la tache de sang que l’Océan ne pourrait laver, et il afferme pour 440 livres les redevances de Stratford, Old-Stratford, Bishopton et Wilcombe. Voilà l’Anglo-Normand, avec les deux parts de son âme et de sa vie. Mais il ne faut pas oublier qu’un Victor Hugo a pu offrir en France les mêmes contrastes, plus fréquens toutefois en Angleterre.

Quant à l’antithèse de l’individualisme avec le goût de la subordination sociale, elle est devenue plus manifeste chez l’Anglais que chez l’Allemand. Le grand événement qui modifia l’individualisme des Anglo-Saxons, leur donna une marque propre, introduisit dans leur histoire l’esprit politique et le sentiment de solidarité sociale par lequel ils s’opposèrent aux autres peuples germains, ce fut leur conquête par les Normands. Faut-il encore voir là simplement, avec Taine, un mélange de races, un effet