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c’est précisément pour cela qu’elle permet de craindre encore davantage. Elle permet de craindre, par exemple, que l’acte de 1896 n’ait pas été unique et qu’il ait été, non seulement suivi, mais précédé d’autres actes non moins coupables. On répète volontiers qu’un faux postérieur de deux ans à la condamnation de Dreyfus n’a pu exercer aucun effet sur elle. Oui, sans doute ; et aussi n’est-ce pas le faux qui a pu avoir cet effet, c’est le faussaire. Si le faux avait été fabriqué par tout autre que le colonel Henry, pourrait-on le négliger ? mais il a été fabriqué par le colonel Henry ; et le colonel Henry avait collaboré à la préparation du dossier, — quel que soit d’ailleurs ce dossier, — sur lequel Dreyfus a été condamné. Depuis lors, ce même colonel Henry, qui était entré à l’État-major général on ne sait comment, et qui était si peu fait pour un genre de besogne où il faut à la fois un esprit délicat et une conscience scrupuleuse, est devenu le chef du service des renseignemens. Il a eu entre les mains tout le dossier Dreyfus. Il en était le dépositaire. L’a-t-il trouvé trop… faible ? Le malheureux a cru utile de le renforcer de quelques documens de sa façon. Tout cela suffit pour jeter un doute, légitime cette fois, tant sur les opérations de 1894 que sur l’état actuel du dossier. Et cela suffit, en tout cas, pour constituer le fait nouveau, le fait juridique, qui n’existait pas il y a quinze jours et qui existe aujourd’hui. Brusquement, la lanterne s’est éclairée. Aussi l’opinion, — non pas tout entière assurément, mais en majorité, — s’est-elle prononcée pour la révision du procès dès le lendemain des aveux et du suicide du colonel Henry. Et nous ne voyons plus d’autre moyen de nous délivrer d’un cauchemar qui, sans cela, continuerait indéfiniment de peser sur le pays.

Cette opinion, qui s’est répandue très vite et très profondément, n’a pas, nous l’avons dit, été générale. Elle n’a pas été partagée, notamment, par le ministre de la guerre qui a découvert le faux du colonel Henry et qui en a provoqué l’aveu, M. Godefroy Cavaignac. Nul n’a eu une influence plus considérable sur l’affaire Dreyfus dans la phase actuelle qu’elle traverse ; mais il ne paraît pas lui-même en avoir compris d’abord toute la portée. Si l’affaire est irrémédiablement rouverte, c’est à M. Cavaignac qu’on le doit ; et nous ne le regrettons pas, puisqu’il s’agit de faire œuvre de justice. Assurément, ce ne sont pas les partisans les plus bruyans de la révision du procès qui l’ont rendue inévitable : au contraire, ils l’avaient rendue longtemps impossible par la nature même de leurs polémiques, et ils avaient accumulé contre eux toutes les chances d’insuccès. Leurs affaires étaient aussi bas qu’elles pouvaient l’être, lorsque le coup de théâtre du ministère de la guerre a