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Le cardinal Fleury succède au cardinal Dubois. Frédéric II succède à Frédéric-Guillaume. Le nouveau monarque, en qui on s’était habitué à voir un bel esprit, amateur de vers et joueur de flûte, déconcerte l’Europe par son attitude imprévue, et se livre, notamment sur les confins de la Silésie, à des préparatifs de guerre qui étonnent et qui inquiètent. Voltaire propose à Fleury d’utiliser les liens d’affection qui depuis longues années l’unissent au prince royal de Prusse, et se fait fort de pénétrer les intentions de Frédéric. Il part, est admirablement reçu, ne découvre rien, s’en retourne tout déconfit. On a peine à croire qu’il ait eu l’étrange idée de réclamer à Frédéric ses frais de route : soit treize cents écus. « Son apparition de six jours me coûtera par jour cinq cents livres, écrit celui-ci. C’est bien payer un fou. Jamais bouffon de grand seigneur n’eut de pareils gages.  » Ainsi s’établit entre le poète et le roi ce commerce où les questions d’argent se mêlent aux questions littéraires et les flatteries les plus délicates alternent avec les plus grossières injures.

Trois ans après, Frédéric vient de nous fausser brusquement compagnie, signant avec Marie-Thérèse un traité de paix où il n’était pas dit un mot de la France. Il s’agissait d’obtenir quelques renseignemens sur les desseins de cet allié fantasque. Or à ce moment Voltaire, furieux de son échec à l’Académie, annonçait avec fracas son intention de se venger en se retirant à Berlin. Ne pouvait-on profiter de cette situation et abriter derrière le courroux du poète le mystère d’une mission de confiance ? Frédéric s’exprimerait à cœur ouvert devant un ami ulcéré. Il paraît que l’idée vint de Mme de Châteauroux. Voltaire se hâta de l’accepter. Mais il se hâta de partir un peu moins qu’il n’eût fallu. Son départ fut retardé d’abord par les larmes de Mme du Châtelet ; ensuite par l’éternelle question des frais de route. Outre ses traites sur un banquier, Voltaire se fit largement intéresser dans un marché de fournitures pour les armées en campagne accordé à ses cousins MM. Marchand père et fils. C’étaient bien des lenteurs pour un départ précipité. Il n’en fallait pas tant pour mettre en éveil la prudence de Frédéric. Avant que Voltaire ne fût arrivé à Berlin, ses projets machiavéliques étaient percés à jour. C’était pour Frédéric une bonne occasion de se divertir : il ne s’en fit pas faute. « Je reçus un ambassadeur poète et bel esprit de la part de la France : c’était Voltaire, un des plus beaux génies de l’Europe, l’imagination la plus brillante qu’il y ait peut-être jamais eu, mais l’homme le moins né pour la politique… Sa négociation fut une plaisanterie, et elle en resta là.  » Il avait tout juste réussi à se faire moquer de lui.