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M. le duc de Broglie dans son nouveau livre : Voltaire avant et pendant la guerre de Sept ans[1]. Il le fait avec la même sûreté que toujours, avec la même délicatesse et le même sentiment des nuances. Il excelle à démêler les secrets mobiles et les calculs cachés, à débrouiller l’écheveau des contradictions, à présenter le résultat de ses recherches avec une aisance qui est une coquetterie de politesse et un raffinement de courtoisie à l’endroit du lecteur. C’est un plaisir de suivre ce récit alerte, élégant, spirituel, dont la signification ne se trahit que par une note d’ironie jamais appuyée. En nous référant à ces travaux, nous essaierons de jeter un coup d’œil d’ensemble sur ce qu’on pourrait appeler, avec un peu de solennité peut-être et quelque excès de complaisance, la carrière diplomatique de Voltaire.

Elle commença de bonne heure, puisqu’il nous faut remonter à l’année 1721, le cardinal Dubois étant premier ministre. Voltaire n’est encore que l’auteur d’Œdipe. C’est un jeune homme connu surtout pour sa facilité à faire les vers et l’effronterie de ses propos. D’une part, il compose des couplets satiriques contre le gouvernement de la Régence ; mais d’autre part, il brûle de le servir. Pour se mettre dans les bonnes grâce de Dubois, il n’épargne rien, et n’hésite pas à le comparer à Richelieu ; c’est, comme on pense, pour le préférer. Il crut avoir trouvé un moyen de se rendre utile en se mettant à la recherche d’un certain Salomon Lévi, personnage louche dont il y avait intérêt à acheter les services. Il écrit à ce sujet à Dubois : « Monseigneur, j’envoie à Votre Eminence un petit mémoire de ce que j’ai pu déterrer touchant le juif dont j’ai eu l’honneur de vous parler. Si Votre Eminence juge la chose importante, oserai-je vous représenter qu’un juif, n’étant d’aucun pays que de celui où il gagne de l’argent, peut aussi bien trahir le Roi pour l’Empereur, que l’Empereur pour le Roi. Je peux plus aisément que personne au monde passer en Allemagne sous le prétexte d’y voir Rousseau… Si ces considérations pouvaient engager Votre Eminence à m’employer à quelque chose, je la supplie de croire qu’elle ne serait pas mécontente de moi et que j’aurais une reconnaissance éternelle de m’avoir permis de la servir[2]. » Il est inutile de faire ressortir l’atrocité du langage dans la première partie de cette lettre, et la platitude dans la seconde. Cette fois d’ailleurs Voltaire en fut pour ses frais. Ce n’est qu’une entrée de jeu ; mais elle est curieuse.

  1. Par M. le duc de Broglie, de l’Académie française, 1 vol. in-12 ; Calmann Lévy.
  2. Voltaire à Dubois, 28 mai 1722.