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réel. Si notre conscience était autre, nos sensations seraient autres, le monde entier serait autre. Les données sensibles sont donc trompeuses. Elles tiennent aux lois de notre « sensibilité » et par conséquent nous renseignent aussi mal que possible sur la réalité.

Tel est l’argument que l’on puise dans la doctrine de Kant, — en l’interprétant d’une façon d’ailleurs contestable. — On va même plus loin et cet argument se précise dans la théorie de l’espace. Voici comment. Dans nos perceptions, avons-nous dit, il y a deux élémens à distinguer : d’un côté l’élément réel, de l’autre l’élément introduit par la conscience et qui se combine avec l’autre au point de le rendre méconnaissable. Or, cet élément introduit par la conscience, quel est-il ? C’est précisément l’espace. Si les objets nous apparaissent comme étendus, ce n’est pas du tout qu’ils le soient réellement ; c’est que nous avons introduit en eux cet élément : l’étendue. — Et comme l’étendue est, de l’aveu à peu près universel, la propriété essentielle des corps, la seule essentielle, on voit ce qui reste.

Que faut-il penser de ces affirmations ? Et d’abord pourquoi la conscience serait-elle nécessairement une énergie transformatrice ? Pourquoi se la figurer comme un réactif qui altère tout ce qu’il touche ? Pourquoi vouloir que ce « miroir torde les objets ? » Pourquoi ne pas admettre qu’il les reflète exactement, si on tient à parler de reflet ; — ou plutôt que notre esprit perçoit directement le réel, ce qui est beaucoup plus simple ? — Quant à la théorie idéaliste de l’espace, il faut distinguer ; ce qui n’existe pas par soi-même, ce qui est purement « idéal, » c’est l’espace pur des géomètres, l’espace « homogène, » « divisible à l’infini, » séparé artificiellement des objets ; ce n’est pas du tout l’étendue réelle, telle que la perçoivent nos sens, le toucher et surtout, quoi qu’on en ait dit, la vue. Cette étendue-là n’est pas du tout l’espace pur du géomètre ; elle nous est donnée comme inséparable des autres qualités des corps, comme résistante, comme colorée. Cette étendue-là, que nous percevons tous, échappe aux critiques idéalistes. C’est ce qu’exprime M. Bergson dans son langage précis, subtil et curieusement personnel : « Les difficultés du réalisme vulgaire, dit-il, viennent de ce que, la parenté des sensations entre elles ayant été extraite et posée à part sous forme d’espace indéfini et vide, nous ne voyons plus, ni comment ces sensations participent de l’étendue, ni comment elles se correspondent entre elles. »