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que l’œil n’est sensible qu’à la lumière, ce qui est tout différent et ce dont nous nous doutions. Dans l’excitation électrique, très mal connue et certainement très complexe, il entre sans doute comme élémens des vibrations lumineuses ; l’œil les recueille et reste insensible aux autres. De la même façon l’oreille recueille les élémens sonores et reste insensible à tout le reste. Comme le dit M. Bergson, le rôle de chaque sens est « simplement d’extraire du tout la composante qui l’intéresse. » L’énergie spécifique des nerfs se réduit donc à ceci : le nerf n’est impressionné que par une certaine espèce de phénomènes, et reste indifférent à tous les autres. Il y a loin de là à une création ou demi-création du phénomène par le nerf. — Nous retrouvons du reste ici un sophisme déjà dénoncé : on conclut de quelques cas à tous les cas ; de ce que, en excitant les nerfs d’une certaine façon artificielle, on peut produire une sensation lumineuse, on en conclut que toutes les sensations normales sont produites de la même façon. La démonstration est vraiment trop facile.

Ajoutons que cette théorie de l’énergie des nerfs suppose une autre théorie plus insoutenable encore : la théorie d’après laquelle les sensations (lumière, son, etc.) sont produites dans et par le système nerveux et le cerveau. Celle-ci a été assez souvent critiquée, et elle l’a été, ces temps-ci, d’une façon assez pressante et assez victorieuse, pour que nous n’ayons pas besoin d’y revenir. Il suffit, en deux mots, de dire qu’une telle conception est obscure et qu’elle est absurde ; — obscure, parce qu’entre le premier terme : mouvement des nerfs, et le second terme : lumière ou son, il n’y a aucun rapport intelligible, mais un hiatus béant ; — absurde, parce que, si l’on dit que le monde sensible est une apparence produite par le cerveau, on dit par-là même que le cerveau est une apparence, n’étant, lui aussi, qu’une partie, et une partie infime, du monde sensible.

Voici enfin l’argument suprême contre le témoignage des sens. C’est l’argument tiré, non plus de l’énergie spécifique des nerfs, mais de ce qu’on pourrait appeler l’énergie spécifique de la conscience. Admettons, disent les idéalistes, que les nerfs et le cerveau soient de simples conducteurs ou accumulateurs sans aucune réaction spéciale, sans pouvoir de transformation. Mais il reste la conscience. C’est la conscience qui perçoit. C’est en elle que se produit la sensation. Et par conséquent cette sensation dépend de la nature de la conscience autant ou plus que de l’objet