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Voici comment on peut le présenter : Les sens nous font, sur les objets, des révélations qui ne s’accordent pas. Soit, par exemple, une orange : pour ma vue, c’est une certaine tache jaune ; pour mon toucher c’est une masse solide, cédant un peu pourtant sous la pression, et un peu rugueuse ; pour mon goût c’est une certaine saveur à la fois acide et sucrée. Or quel rapport y a-t-il entre ces divers témoignages ? En quoi la couleur jaune ressemble-t-elle au contact rugueux, ou à la saveur de l’orange ? Et s’il faut choisir entre ces témoignages, lequel choisira-t-on ? Si l’on récuse l’un, pourquoi ne pas les récuser tous ? Et n’est-ce pas le seul parti à prendre ?

Je ne crois pas qu’il y ait là une démonstration bien sérieuse. J’admets qu’il n’y ait pas de bonnes raisons de préférer certains sens à d’autres, en cas d’hésitation ; je me bornerai maintenant à demander pourquoi on ne les croirait pas tous. Car enfin ils ne concordent pas, mais ils ne se contredisent pas, et c’est là le point essentiel. Quand deux témoignages sont contraires ou contradictoires, on est bien forcé d’en rejeter au moins un ; mais quand ils sont simplement différens, on doit, à moins de raison décisive, les accepter tous les deux et tâcher de les concilier. — Eh bien ! pourquoi la couleur, la solidité, la saveur, le son, ne seraient-ils pas tous réels ? N’est-il pas au contraire naturel de croire qu’il existe une infinité d’autres propriétés et qu’il nous faudrait une multitude d’autres sens pour les connaître toutes ? — Ce n’est pas de la diversité des données sensibles qu’il faut nous plaindre, mais de leur pauvreté.

On invoque aussi le désaccord des sensations chez divers hommes. C’est là une objection courante que l’on formule ainsi : « Un même objet est chaud pour moi, froid pour vous, sucré pour vous, amer pour moi. Donc ces qualités sont purement « relatives » à celui qui les perçoit. Sinon, il faudrait dire que le même objet est à la fois amer et sucré, chaud et froid, ce qui est absurde.

Avouons n’être pas inquiété par cette objection. Nous contestons tout simplement le fait allégué. Il n’est pas vrai que ce qui est sucré pour l’un soit amer pour l’autre. Ce qui le prouve, c’est que nous nous entendons tous sur les saveurs (sauf exceptions morbides). Là comme ailleurs, il y a une réalité objective, c’est-à-dire qui s’impose aux autres hommes comme à nous. La « cuisine » suffirait à l’attester.