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tiré des erreurs des sens. Les sens, dit-on, nous trompent souvent ; nous les prenons en flagrant délit de mensonge ; — et on déroule alors la série, interminable si l’on veut, des illusions classiques : les tours carrées qui, de loin, paraissent rondes, les colosses qui, de loin, semblent petits, les illusions des amputés, les illusions de la perspective, la ventriloquie, etc. Puisque les sens mentent souvent, qui sait s’ils ne mentent pas toujours ?

A cet argument bien des réponses pourraient être opposées ; je ne retiens ici que les principales. D’abord il est toujours incorrect de conclure de quelques cas à tous les cas. De ce que les sens mentiraient souvent, il ne suivrait pas qu’ils dussent mentir toujours, ni même être toujours suspects. Leurs mensonges peuvent être causés par des circonstances accidentelles, qu’il suffira de bien connaître pour conjurer l’erreur. — De plus, comment reconnaît-on les erreurs d’un sens ? c’est, dans presque tous les cas, à l’aide d’un autre sens ; par exemple, c’est par le toucher que je reconnais les erreurs de la vue ; c’est par la vue que je reconnais les erreurs de l’ouïe ; souvent même c’est le sens qui a été trompé qui reconnaît lui-même son erreur, en se plaçant dans des conditions meilleures ; par exemple, c’est la vue elle-même qui reconnaît, lorsque nous nous approchons, que la tour était carrée. Donc les « erreurs des sens » prouvent autant en faveur des sens que contre eux.

Enfin, comme on l’a si souvent fait remarquer, l’erreur ne réside pas dans le témoignage des sens, mais dans l’interprétation que nous faisons de ce témoignage, à nos risques et périls ; de même que ce n’est pas le baromètre qui se trompe quand nous prédisons le beau temps d’après ses indications. Par exemple, sur un décor habilement brossé, il y a quelques taches vertes, et je crois voir le feuillage d’un bois. Où est l’erreur ? Elle est dans la façon dont j’interprète le témoignage de mes yeux, dans la croyance à un feuillage. Mais il reste vrai qu’il y a des taches vertes devant moi : voilà le témoignage de ma vue, et il ne me trompait en aucune façon.

Ainsi les erreurs improprement appelées erreurs des sens, ne prouvent rien contre la vérité des données sensibles ; elles nous enseignent seulement à interpréter ces données avec prudence.

On invoque parfois, contre le témoignage des sens, le désaccord des divers sens. Cet argument sera-t-il plus convaincant ? —