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est-il indépendant de notre esprit ? Existerait-il encore si notre esprit, si tous les esprits cessaient d’exister ? Cette question-là, nous comprenons, sinon qu’on hésite à y répondre, au moins qu’on la pose. Mais non pas la question traditionnelle d’intériorité ou d’extériorité.

Ainsi ce dogme de l’intériorité de la sensation est insoutenable et incompréhensible. J’ajoute que ce mystère en enveloppe un second. Car, si les sensations sont « intérieures, » il faudrait m’expliquer pourquoi elles m’apparaissent comme « extérieures. » Or j’entends bien qu’on me répond qu’elles « se projettent hors de moi » par un mécanisme hallucinatoire. Mais c’est précisément cette « projection » que je ne comprends pas, et que, ni Stuart Mill, ni Taine ne me font comprendre. Du reste la question est trop importante pour que nous cherchions à la traiter ici en passant. Elle mérite une étude spéciale. Qu’il nous suffise, en ce moment, de noter que l’idée d’une « projection de nos sensations hors de notre conscience » n’a aucune chance d’être intelligible, puisque — nous venons de le montrer, — les sensations ne sont pas dans la conscience, pas plus qu’elles ne peuvent être hors de la conscience, et que ces expressions mêmes ne s’entendent pas.


II

Ainsi la première des deux formules classiques que nous avons à examiner nous semble de tous points vicieuse. La seconde est celle-ci : « les Qualités sensibles ne sont que des apparences, » ou, si l’on veut : « nos sens sont trompeurs ; » — « nous ne percevons pas le monde tel qu’il est ; » — « la réalité ne peut pas ressembler au monde lumineux, coloré, sonore que nos sens nous montrent, » toutes déclarations synonymes.

Cette doctrine règne aussi tyranniquement que la précédente. Depuis Descartes, elle est, à peu près, un point fixe. Il est convenu que la « réalité extérieure, » quand on en admet une, ne ressemble en rien au monde sensible ; que le monde sensible est, au monde réel, à peu près ce que le mot est à l’idée, c’est-à-dire tout au plus un signe, sans aucune analogie avec la chose signifiée. Les uns, comme Descartes, pensent que l’étendue seule, c’est-à-dire l’espace à trois dimensions, est réelle ; donc les qualités sensibles ne sont qu’apparences. D’autres, comme Leibniz, pensent que les monades seules, c’est-à-dire des forces immatérielles, des