percevions les propriétés réelles des corps. Car entre ces corps et la conscience[1] se trouvent les nerfs et les centres nerveux ; il est donc bien évident que nous ne sommes pas en contact direct avec les corps ; la conscience, ne peut pas « sortir du moi » et « pénétrer dans les objets. » L’esprit, séparé du monde par les organes, les nerfs, le cerveau, ne peut percevoir l’objet lui-même, mais seulement l’image, la « représentation » interne de cet objet ; de même que l’employé du téléphone de Bordeaux n’entend pas directement les voix de Paris, mais seulement une répercussion de ces voix.
Est-il besoin de faire ressortir la bizarrerie de cette conception ? En somme nos psychologues — et, ce qui est vraiment admirable, nos psychologues idéalistes — ont la vision singulièrement matérielle que voici : sans s’en douter probablement, ils imaginent l’âme logée au centre du cerveau, — à l’exemple de Descartes d’ailleurs ; — les corps, résistans, colorés, sonores, sont à l’extérieur ; et entre ces corps et l’âme se trouve tendu, comme un fil téléphonique, le réseau nerveux. L’âme, enfermée dans sa « caverne » cérébrale, ne perçoit donc pas ce qui est de l’autre côté du fil ; elle ne perçoit que les reflets lointains qui lui arrivent, Dieu sait comment, par ce fil. Et voilà l’extraordinaire conception qui est devenue classique, et que, je ne dis pas seulement les élèves, mais les maîtres, acceptent et propagent, sans même penser à en vérifier les titres, tout au plus avec cette sourde et vague inquiétude, vite étouffée, qu’on sent quand on enseigne une erreur traditionnelle.
Or, dire que l’âme est séparée du monde par des intermédiaires, est le non-sens le plus complet qu’on puisse trouver même chez les philosophes. Car s’il est un axiome sur lequel les idéalistes insistent, c’est que l’âme n’occupe aucune place ; elle n’est pas dans l’espace, elle n’est pas logée en un point plutôt qu’en un autre point ; et, par conséquent, elle ne peut pas être séparée de quelque chose. Pour être séparé d’un objet, il faut occuper un certain point de l’espace, plus ou moins distant de cet objet. — Il ne peut pas non plus y avoir d’intermédiaires entre l’esprit et quelque chose ; car il n’y a d’intermédiaires qu’entre un point de l’espace et un autre point. — Quand on me dit que mon cerveau
- ↑ Les sens, intermédiaires par lesquels les images sont reçues, sont incapables de produire un contact immédiat entre l’objet et l’esprit. (Hume, Rech. sur l’entend. hum. Sect. XII, 1.)