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UN PRÉJUGÉ CONTRE LES SENS

Il ne s’agit pas ici d’un préjugé populaire, mais, ce qui est plus grave, d’un préjugé philosophique. C’est, à l’heure qu’il est, une doctrine à peu près classique, que le témoignage des sens est trompeur ; que la réalité ne ressemble en rien au monde que nous révèlent nos sens ; que les phénomènes sensibles, couleur, son, résistance, saveur, odeur, etc., sont non pas réels et indépendans de nous, mais internes ; que ce sont, non des propriétés inhérentes aux corps, mais des « états de conscience ; » que les corps eux-mêmes, tels que nous les percevons, sont de pures apparences.

Cette théorie est généralement affirmée comme un dogme. Ce dogme est enseigné à peu près dans tous les lycées de France. Que dis-je, c’est presque un brevet de philosophie que de s’intituler idéaliste, et nos jeunes philosophes prennent conscience de leur valeur en démontrant à leurs parens ébahis que « le monde extérieur n’existe pas. » Quant aux maîtres eux-mêmes, je ne vois guère, en ces dernières années, que M. Jaurès, dans son livre d’une incontestable virtuosité sur la Réalité du monde sensible, et M. Bergson, dans un livre beaucoup plus récent et beaucoup plus remarqué, qui aient essayé de réagir. Mais, parmi les autres, il en est certainement plusieurs qui seraient tentés de regarder avec quelque dédain quiconque n’est pas arrivé à ce point de vue sublime — ou quiconque, après y être allé, en est revenu.

Nous voudrions examiner si ce dédain est légitime et s’il est