Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 149.djvu/433

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prend spirituellement — et gaiement la chose : « Vous entendrez M. L…, mais je ne crois pas me tromper en affirmant que l’explication est celle-ci : les bulletins se remuent beaucoup dans les urnes ! Quand ils étaient dans l’urne électorale, ils sont entrés les uns dans les autres. Quand on les a mis à nu au dépouillement, ils sont sortis avec un tel empressement que cet empressement les a multipliés. Ils ont été unis pendant bien peu de temps, ces bulletins qui se sont mêlés pour se soustraire à celui qui les comptait ; mais le ciel a béni leur union, puisque, aussitôt après, leur population s’était augmentée de 14 bulletins. C’est là une fécondité que, dans les circonstances actuelles, nous pourrions souhaiter pour la France entière et pour l’arrondissement de C…[1]. »

Cette multiplication des bulletins de vote est d’autant plus facilitée que tantôt les urnes voyagent, et tantôt, au contraire, elles sont séquestrées. « A H…-sur-M…, où le bureau de vote était situé au premier étage, l’urne aurait été descendue pour recueillir les suffrages de quatre électeurs impotens. » Mais il n’est pas dit, au demeurant, « que (cette pratique irrégulière ait eu lieu dans une intention frauduleuse ou dans l’intérêt d’un candidat déterminé, ni qu’elle ait donné lieu à des incidens suspects[2]. » En Corse, on atteint à l’épique. Dans la commune de R…, l’adjoint qui préside le vote a son casier judiciaire orné de quatre condamnations pour violences, voies de fait et fraudes électorales, — « la dernière de 1892, dix mois de prison ; » — il installe le bureau de vote dans sa chambre à coucher. Les électeurs non prévenus cherchent en vain l’urne introuvable : à force de ruse, ils la dénichent enfin. L’un d’eux monte à la chambre de l’adjoint pour voter : on le repousse, il crie ; le fils de l’adjoint sort d’une pièce voisine, et pressé de rétablir l’ordre, tire en l’air des coups de pistolet. Un autre électeur se hasarde. On lui prend son bulletin, on l’ouvre… Tiens ! tu votes pour L… de C.. ! quelle singulière idée de voter pour L… de C… ! » Au dépouillement, impossible d’approcher. Résultat : M. de C…, qui n’était pas le candidat de l’adjoint, n’a dans la commune que quatre suffrages, « alors que 28 électeurs affirment avoir voté pour lui. » Dans une autre commune, non loin de là, M. de C…, à la grande surprise du maire, ayant eu une majorité d’une trentaine de voix, « le digne fonctionnaire perdit la sienne du même coup et refusa de proclamer le vote. » Les électeurs attendaient. Le maire

  1. Chambre des députés, 23 juin, p. 1830.
  2. Ibid., 6 juin.