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d’Aïssaoua ; dans de vastes salles ou sous les tentes, ils ont pu voir des khouan hurler au son du tambour leurs étranges cantilènes, puis, frénétiques, ivres, se larder le corps de broches, de poignards, de coups de sabre, manger des serpens, des scorpions, des clous, des cactus épineux, lécher des pelles rougies au feu, faire grésiller leur chair au contact des brasiers, dévorer des moutons vivans, et tous en ont rapporté un sentiment d’horreur et de pitié indicibles : Paris même a vu de ces représentations sauvages. Nous ne les décrirons point ; nous ne rechercherons pas quelle est la part de la jonglerie, celle de l’hystérie, de l’hypnotisme et du magnétisme dans ces pratiques[1]. Le grand maître lui-même les a parfois dénoncées comme contraires aux doctrines de l’ordre, dans certains cas comme étant l’œuvre d’exploiteurs et de charlatans ; il n’en est pas moins bien établi qu’au Maroc, principalement à Méquinez, elles sont très communes et faites en public.

À Méquinez, presque tous les habitans sont Aïssaoua : la plupart sont exempts de corvées et d’impôts. À la fête du Mouloud et pendant onze jours, ils sont les maîtres dans la ville. Le cheikh à cheval sort de la zaouïa, entouré de ses moqaddem et des drapeaux de l’ordre ; des milliers de khouan l’accompagnent, faisant parler la poudre, frappant à tour de bras sur les tamtams et les tambourins, dansant, sautant, hurlant ; les uns se font d’horribles blessures avec des couteaux ou des sabres et marchent tout couverts de sang ; d’autres se ruent sous les pieds du cheval du cheikh et se relèvent tout meurtris, dans un délire joyeux ; d’autres se jettent sur des moutons, des chèvres, des ânes et les dévorent encore palpitans de vie. Il en est qui sont de la confrérie des lions et imitent les rugissemens de ces animaux ; d’autres sont de la confrérie des chameaux et mangent des herbes dures et marchent à quatre pattes. Un grand nombre sont revenus récemment du Sous où ils ont été chercher des vipères, des serpens, des scorpions, qu’ils manient de toutes façons, par qui ils se font piquer et mordre au point d’être bientôt tout

  1. La description la plus complète des exercices des Aïssaoua, la plus précise à la fois et la plus vivante, est encore celle si connue de Théophile Gautier. On peut lire aussi à ce sujet un article de M. Franck-Puaux, dans la Revue politique et littéraire du 21 mai 1881, un passage de l’ouvrage de M. Dick de Lonlay : En Tunisie, souvenirs de sept mois de campagne ; Paris, 1882 ; un article de M. Paul Bert, dans la Revue de l’hypnotisme, 1887, et un très remarquable récit de M. Masqueray, dans Souvenirs et visions d’Afrique ; Paris, 1892.