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quarante qui s’étaient offerts en victimes avait reçu ordre d’égorger un mouton et c’était le sang de ces animaux qui avait coulé au dehors, tandis que des cris poussés à dessein faisaient illusion aux assistans. Les quarante fidèles demeurèrent les compagnons du saint jusqu’à sa mort survenue en 1524 et formèrent avec lui la hadra ou chapitre général de l’ordre. Ce chapitre existe toujours ; il se tient à la maison mère, à Mequinez, auprès du tombeau du fondateur. Le cheikh et les trente-neuf moqaddem qui le composent ne sortent de lazaouïa qu’une fois par an, à la fête du Mouloud, et ce jour tous les malades ou infirmes qui peuvent approcher d’un d’entre eux sont guéris ou au moins soulagés, selon leur degré de foi.

Les doctrines religieuses des Aïssaoua ne diffèrent pas sensiblement de celles des autres ordres. Elles tendent à développer le mysticisme le plus fervent ; elles recommandent « l’expansion continuelle vers la divinité, la sobriété, l’abstinence, l’absorption en Dieu poussée à un tel degré que les souffrances corporelles et les mortifications physiques ne peuvent plus affecter les sens endurcis à la douleur. » Le dikr des Aïssaoua est remarquable par sa longueur ; nous avons déjà dit qu’il ne compte pas moins de 13 600 fois par jour la répétition de la formule consacrée, plus de longues prières. Il y a même pour les plus fervens un grand ouerd qui est encore plus étendu et où le nombre des répétitions est plus élevé. Ces récitations se font en commun ; des centaines de fidèles y prennent part, se touchant, se balançant ou trépignant en mesure, au son d’une musique endiablée, dans une atmosphère chargée de kif, ce qui amène des manifestations bizarres d’un mysticisme aigu et maladif, identique à celui qui, au XVIIIe siècle, inspirait les convulsionnaires de Saint-Médard.

Les musulmans instruits considèrent certains Aïssaoua comme des saints, jouissant d’une grâce spéciale de Dieu, mais beaucoup d’autres comme des jongleurs et des prestidigitateurs habiles, qui ne font que se couvrir du manteau de la religion. Le peuple les confond tous ensemble et voit en tous des inspirés, qui ont le privilège de chasser le mauvais esprit du corps des malades, comme aussi celui de charmer les serpens, de ne pas souffrir des blessures ou des brûlures, de manger les choses les plus nuisibles sans en être affectés.

Les Européens ont pu souvent assister à des séances