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préconise cet ordre, le but principal de la confrérie est de détacher ses khouan de toutes les choses terrestres ; ils ne doivent rechercher ni les richesses, ni le pouvoir ; ils ignorent l’autorité temporelle. Les Derkaoua se reconnaissent entre eux à des gestes particuliers pendant la prière, à des inflexions de voix ; ils laissent croître leurs cheveux, ne portent pour vêtemens que des haillons, parfois des nattes, des morceaux de tapis, des pans de vieilles tentes. Nul riche, dit-on, n’est admis dans leurs assemblées avec un burnous neuf sans le trouer et le déchirer. Celui qui désire être affilié doit tout d’abord marcher pieds nus et se vêtir d’une façon sordide, vivre pendant quelque temps d’aumônes ou d’un peu de rouïna, farine d’orge délayée avec de l’eau.

On n’est pas très d’accord sur les vraies tendances de l’ordre, car les Derkaoua s’enveloppent volontiers de mystère ; peut-être aussi les tendances varient-elles suivant les groupes, selon les croyances particulières et les ambitions des chefs. M. Rinn, qui reçut surtout ses renseignemens du cheikh Missoum, paraît disposé à admettre que les Derkaoua sont vraiment un ordre purement religieux, étranger aux compétitions et aux luttes politiques ; il pense que, quand ils ont joué un rôle dans les révoltes contre nous, c’est à l’instigation de chefs, qui étaient infidèles à la doctrine même de l’ordre, qui ne s’y étaient même affiliés que dans ce but ; il pense que le chef des Derkaoua algériens qui mourut en 1840 était en fait un adversaire d’Abd-el-Kader et il rapporte qu’un bruit a couru qu’il aurait été empoisonné par les parens de l’émir. Bien des faits me semblent aller à l’encontre de cette opinion : les Derkaoua ont toujours été considérés par les Turcs comme des rebelles à toute autorité[1] ; c’est là où ils étaient en grand nombre, dans l’Ouarnsenis et le Dahra, que nous avons eu les luttes les plus rudes à soutenir ; presque toute la famille d’Abd-el-Kader, notamment son frère Sidi-Mustapha et son cousin Sidi Abd-el-Kader Bou-Taleb, ses principaux lieutenans, étaient affiliés à cette secte ; on se souvient qu’en 1845 une bande de Derkaoua mendians tenta avec une audace inouïe de s’emparer du fort de Sidi-bel-Abbès ; enfin ce fut cette confrérie qui donna à l’émir son dernier appui, ses derniers soldats. Que si l’empereur du Maroc fut obligé de le soutenir, c’est que ni lui, ni le grand maître des Taybiya ne purent arrêter l’élan

  1. On dit même assez souvent que le mot derkaoui dérive d’un radical arabe qui signifie révolté ; mais M. Rinn repousse cette étymologie.