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d’une frégate française, avait vu un peu le monde européen et s’était épris de la civilisation. Il accueillait volontiers les infidèles ; il avait pour intendans deux juifs renégats, vêtus d’uniformes d’officiers français ; il traita fort bien le chrétien Rohlfs, le retint plus d’un an près de lui, et, par la protection qu’il lui donna, lui permit d’explorer des régions que nul Européen n’a pu voir depuis. Il lui disait un jour, avec une certaine amertume : « Le sultan, les grands et les chérifs ne veulent pas entendre parler de progrès ; c’est pour cela que nous sommes battus, même par les Espagnols. Si je pouvais, je voudrais introduire tout ce qu’il y a chez les Européens, c’est-à-dire, avant tout, une législation fixe et une armée régulière. » Lui-même avait porté quelque temps un costume d’officier français, mais cela avait choqué les fidèles et il avait dû reprendre le burnous en disant, avec son sourire de sceptique : « Pour faire venir l’argent, il faut céder aux préférences du peuple. » Il montrait à Hohlfs, à côté d’armes de prix et de fleurs rares, un petit chemin de fer à ressort, un bateau minuscule qui flottait sur le bassin de son jardin ; il le priait de lui jouer d’un piano qu’il avait acquis. A Ouazzan, il donnait à ferme à des juifs des cafés où l’on fumait le kif, où l’on buvait du vin et de l’eau-de-vie ; il avait pour familiers des chérifs qu’on voyait souvent ivres ; lui-même, comme son père d’ailleurs, aimait la dive bouteille.

C’étaient là des habitudes et des idées choquantes pour les musulmans. Le sultan et son entourage ne se faisaient pas faute de répandre sur le chérif les bruits les plus défavorables. Le gouvernement aurait voulu ruiner cette puissance qui lui portait ombrage ; il avait, dès 1860, établi à Ouazzan, jusqu’alors tout à fait indépendant, un caïd et quelques soldats, mais ils étaient sans influence et avaient besoin le plus souvent de la protection d’Abd-es-Selam. Même le chérif, en 1861, par sa seule présence auprès de l’armée du sultan, apaisa toute la province de Rarb, qui se révoltait à la voix du marabout Sidi-Djelloul, et un de ses parens pacifia le Riff sur le point de se soulever.

Le conflit entre le sultan et le chérif couva longtemps, mais enfin devint presque une lutte ouverte. Abd-es-Selam alla séjourner à Tanger, laissant à son fils aîné, Sidi-el-Arbi, le soin de lutter contre les empiétemens du pacha installé à Ouazzan. Il trouvait à Tanger une résidence plus conforme à ses goûts, pouvait au besoin demander protection aux représentans des