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documens, lui répondit Bonaparte, et dites aux gens qui voudraient s’en faire un titre auprès de vous que je vous ai prié de ne donner aucune place aux intrigans. » Et Joséphine lui dit après : « Mon cher monsieur Carnot, n’ayez aucun égard à mes recommandations et à mes apostilles : on me les enlève à force d’importunités et je les donne à tout le monde sans conséquence. »

Pour un Carnot qui se rencontre et qui, marchant droit à l’obstacle, le voit tel qu’il est, de pure apparence, combien, plus faciles à intimider, moins résolus et plus serviles, lâchent la bride, donnent un tour de faveur, prennent des lunettes spéciales pour regarder un dossier, ne s’aperçoivent point que, dans les pièces remises manque celle qu’il faudrait ; combien, croyant se faire bien venir et s’attirer des sourires, emplissent leur administration de personnages douteux, fripons les uns, traîtres les autres. Car Joséphine ne s’informe point, ne discute point, il suffit qu’on soit introduit, qu’on ait un nom, qu’on se présente en gens du monde, qu’on ait un air d’ancienne cour. Cela leur fait tant de plaisir et lui donne si peu de peine. Bien mieux ! Elle en arrive à recommander des personnes dont elle ne sait point même le nom. « Le porteur est un citoyen recommandable… » « Je n’ai que le temps de vous recommander le porteur. » Il y a cent lettres de ce genre.

D’abord, elle vise à tout, même dans l’armée et les Relations extérieures, mais, assez vite, elle s’aperçoit qu’il n’y a rien à gagner de ces côtés et que les places militaires et politiques sont sévèrement réservées par Bonaparte : elle se rejette alors sur les sièges de députés, sur les sous-préfectures, surtout sur les places de finances, celles qui ne demandent pas d’apprentissage spécial ; elle a, aux Droits réunis, un complaisant fidèle, Français (de Nantes), qui lui prend la plupart de ses protégés : elle en case d’autres aux Forêts, aux Douanes, aux Contributions directes, aux Haras, aux Poids et Mesures, aux Salines, aux Tabacs ; mais ce qui l’attire surtout, ce sont les recettes des finances : elle a des candidats par centaines et, d’avance, elle s’ingénie à obtenir de l’Empereur la promesse de la troisième, de la quatrième vacance. Parfois elle se trouve en concurrence avec des princesses de la Famille, même avec sa propre fille, et ce sont alors des combinaisons, des marchés, des échanges. Point de direction qu’elle ne connaisse, point de régie qu’elle ne sache, — ou du moins on les découvre pour elle et elle s’empresse. Sans doute, sa bonne volonté est courte et sa mémoire a besoin d’être rafraîchie ; mais