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même et, pour les introduire en contrebande, elle ne recule devant nulle tricherie. Elle a, à Francfort, un correspondant qui, sans rien dire, en cache des paquets dans les voitures des officiers envoyés en courriers, au risque de les compromettre. Elle-même, si elle passe le Rhin, en charge dans sa propre voiture. Par la frontière des Alpes, elle fait passer des cachemires et des étoffes de Turquie. Souvent elle échoue ; ses paquets sont pris et, sans nul égard pour leur destinataire, saisis et détruits par ordre exprès de l’Empereur ; mais elle recommence et s’acharne, mettant en réquisition comme commissionnaires quiconque, soldat ou diplomate, va aux pays où mûrit le fruit défendu. Par-là, encore, n’est-elle point profondément femme, et n’est-ce point tout elle de risquer ainsi, pour un misérable chiffon, la vraie colère de l’Empereur, les reproches, les violences, peut-être la lassitude et l’irrémédiable désastre : mais n’est-ce point beau de sa part aussi de ne se réduire qu’à cette forme de tromper ?


IV

Dans ce va-et-vient qui suit la toilette, Joséphine trouve le temps d’expédier, avec son secrétaire des commandemens, le travail courant des audiences, de donner des signatures aux brevets et aux décisions et d’expédier sa correspondance, fort réduite sans doute, presque uniquement adressée à sa fille, à son fils, à quelques rares parens, quelques dames d’intimité, fort en retard pour l’ordinaire, mais presque entièrement autographe. Impossible de se lier à ses lectrices qui, sauf leur très joli visage, leur désir d’être remarquées de l’Empereur, n’ont de talent que pour la harpe, le piano et la danse et ne savent guère mieux lire qu’écrire : Mademoiselle Lacoste, Mademoiselle Guillebeau ou Madame Gazzani, c’est tout pareil. Il faut donc, ou écrire soi-même, ou travailler avec Deschamps : un vieil ami, celui-là. Joséphine l’a connu en 1787, à Fontainebleau, où il était secrétaire de M. de Montmorin, gouverneur du château. Aussi est-il rente à souhait : 12 000 francs sur les états de la Maison de l’Impératrice, autant sur ceux de la Maison de l’Empereur, à titre de rapporteur des pétitions et sans nulle fonction. D’ailleurs, il fait des vers pour les théâtres lyriques et pour l’Almanach des Muses ; des paroles d’oratorios tels que Saül et la Prise de Jéricho ; mieux : le livret des Bardes. Par-là, il est associé au triomphe de Lesueur et il