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En présence de ce tableau, il est difficile de comprendre la mauvaise humeur de l’opinion britannique. Ce n’est pas à nous que revient le soin de défendre la politique de lord Salisbury : il nous semble pourtant qu’on est injuste à son égard. Cette politique se justifie par ses résultats. A moins que l’Angleterre ne veuille tout garder pour elle et ne rien laisser aux autres, elle devrait se tenir pour satisfaite. En théorie, elle est pour la libre concurrence et pour le droit commun assuré à tous ; mais lorsqu’elle s’aperçoit qu’aujourd’hui plus qu’hier, et lorsqu’elle prévoit que demain plus encore qu’aujourd’hui, sa part proportionnelle sera un peu diminuée dans la prise commune, elle ne peut pas s’empêcher d’en éprouver du dépit. Et alors, elle s’embrouille dans la politique des portes ouvertes qui consiste pour elle à aller chez les autres et à s’y trouver chez soi, et la politique des zones d’influence qui consiste à s’enfermer chez soi et à en exclure les autres. Elle invente des mots et les prend pour des choses. Elle cherche à les concilier après les avoir rendues inconciliables. Et cependant, rien n’est moins inconciliable que la porte ouverte et la zone d’influence, à la condition de ne pas enfler artificiellement et démesurément cette dernière. Il n’y a de zone d’influence légitime que là où il y a comme noyau un établissement politique préexistant, et un intérêt évident à le protéger : partout ailleurs les portes doivent être ouvertes, et même à deux battans. »


Nous en étions là de cette chronique, et nous allions parler des armemens auxquels l’Angleterre se livre pour assurer la solidité et le développement d’un empire qui n’a jamais été moins en péril, lorsque les journaux ont publié la Note, en date du 24 août, que le comte Mouravief a distribuée aux représentans des puissances à Saint-Pétersbourg. C’est là un de ces incidens qui, au moins pour quelques jours, changent ou suspendent le cours normal des idées. Presque toutes les grandes puissances, — et nous dirions surtout l’Angleterre, s’il ne fallait pas aussi songer à l’Allemagne, — se livrent, aujourd’hui plus que jamais, à une véritable débauche d’armemens. Les autres suivent comme elles peuvent ; elles suivent cependant, puisqu’il le faut. C’est le moment qu’a choisi l’empereur Nicolas pour proposer aux puissances de se réunir en conférence, afin de rechercher les moyens de combattre et de réduire l’excès des grands armemens. Une telle proposition était inattendue ; elle étonne ; on en ressent comme un choc. On se demande si, dans le mystérieux enfantement de sa pensée, l’empereur Nicolas n’a tenu aucun compte de ce qui se passe autour de lui,