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l’abondance de leurs produits à prix réduit. Et nous ne parlons pas de l’Amérique, qui sera peut-être un jour prochain la plus expansive et la plus débordante de toutes : déjà ses rêves s’étendent sur l’océan Pacifique et poursuivent leur course bien au-delà ! Lorsqu’on regarde en arrière, il faut remonter à la découverte du nouveau monde et aux prodigieuses équipées des grands aventuriers espagnols ou portugais, pour rencontrer une transformation comparable à celle qui se passe sous nos yeux. Alors seulement, l’évolution que subit l’histoire a procédé par une secousse aussi brusque. Et encore, à cette époque, on s’est contenté de faire héroïquement des découvertes, et ce ne sont pas ceux qui les ont faites qui ont su les mettre en valeur et en profiter. L’Angleterre, plus que personne, a réussi plus tard dans cette tâche où elle a été l’initiatrice. Mais voilà que d’autres se sont instruits à son exemple et apportent maintenant à l’œuvre de la civilisation des forces toutes jeunes et longtemps inemployées. A côté des vieilles nations, dont nous sommes, qui continuent de faire preuve de la même vitalité qu’autrefois, d’autres viennent prendre leur place. Ce n’est pas nous qui la leur disputons. Nous trouvons au contraire leur ambition légitime. Il y a place pour tous en Europe et en Asie, et la civilisation a encore beaucoup à faire avant d’avoir pénétré jusqu’à les emplir ces continens immenses et semés d’obstacles. Mais l’Angleterre, bien qu’elle raisonne comme nous, se sent un peu dérangée dans ses habitudes par cette invasion politique et économique qui ne s’arrête devant aucune barrière. De là, sans doute, les accès de mauvaise humeur auxquels se livre l’opinion britannique, accès très vifs et parfois un peu déconcertans, mais qui finissent toujours par s’apaiser, parce que l’Angleterre se sent, au total, assez forte pour rester confiante en elle-même, et par conséquent pour se montrer équitable envers les autres.

C’est en Extrême-Orient que son attention s’est portée dans ces dernières semaines. Nous avons raconté, à mesure qu’ils se produisaient et se déroulaient, les événemens qui, dans l’espace de moins d’une année, ont si profondément modifié la physionomie du monde asiatique. L’établissement des Allemands à Kiao-Tcheou sera sans aucun doute une des dates les plus importantes de ce siècle finissant. Aussitôt après, les événemens se sont précipités avec une logique qui faisait leur force. Nul n’était en mesure de les empêcher : aussi chacun s’est-il empressé d’en profiter. Personne en Europe ne pouvait avoir l’idée de s’opposer au coup de force de l’empereur Guillaume : dès lors on n’avait plus qu’à prendre ses dispositions en conséquence.