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monde, et ses grandes espérances ont fait naufrage. Il ne refusait rien à son imagination, il caressait des rêves insensés, il n’a réussi qu’à multiplier à l’infini ses désirs et ses besoins. « Notre vie est devenue incroyablement difforme, extravagante et fausse, parce qu’il n’y a plus ni ordre ni suite dans notre développement, parce que toute discipline s’est relâchée dans nos pensées, dans nos sentimens, dans notre morale. Les rapports simples et naturels ont fait place, dans la vie publique comme dans la vie domestique, à des relations artificielles, et nous découvrons que nos principes abstraits s’adaptent mal aux réalités. L’amour-propre, qui jadis se développait sans secousse, surgit maintenant, grandit d’un seul coup de toute la hauteur de notre moi. Affranchi de toute discipline, ce moi affiche dès le début des prétentions exorbitantes et se flatte de dominer sa propre destinée. » L’homme moderne a désappris la soumission aux lois de la vie. Il croit à la liberté, et il se sent en servitude ; il croit à l’égalité, et il se révolte contre l’inégalité fatale des conditions, contre l’injustice qui préside à la distribution des lots ; il croit à la fraternité, et il s’aperçoit que jamais l’égoïsme ne fut plus féroce, que jamais il n’y eut plus de zizanies entre les classes, les races et les peuples. Les fétiches dans lesquels il plaçait sa confiance lui ont manqué de parole.

À vous entendre, votre idéologie devait ennoblir les âmes et les sociétés : elle a créé des besoins factices, réveillé les instincts sensuels, répandu partout le culte du veau d’or, le matérialisme pratique et comme une épidémie d’orgueilleuses souffrances. Les mécontens abondent ; ils avaient ajouté foi trop légèrement à une grande promesse, qui n’a pas été tenue. Vous leur parliez sans cesse de leurs droits, et rarement de leurs devoirs ; ils ont pensé qu’ils ne devaient rien, que tout leur était dû, et que tout était possible, et ils ont fondé leur existence sur l’imprévu, sur le hasard, sur la chance. Ils ont regardé ce qui se passait autour d’eux, et ils se sont dit qu’en fin de compte les gros lots échoient toujours aux effrontés, fussent-ils des sots ou des impuissans : « Un journaliste illettré devient tout à coup un personnage ; un avocat médiocre acquiert la réputation d’un orateur célèbre ; un charlatan de la science se pose en savant professeur ; un adolescent sans études devient magistrat, juge, député et fait passer des projets de loi ; un brin d’herbe poussé d’hier prend la place d’un arbre robuste. » Jamais les valeurs fictives n’ont plus afflué sur le marché de la vie. Tel de leurs possesseurs en retire jusqu’à la fin de gros intérêts, et on attend qu’il soit mort pour découvrir qu’il avait volé son bonheur ; tel autre fait faillite, et sa gloire n’est plus que