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humanité souffre davantage de l’excès du pouvoir ou de sa faiblesse, et partant faut-il s’étonner que l’homme moderne, à tout événement, ait pris à tâche de se procurer, vaille que vaille, des garanties contre les abus de la force ?

C’est une belle chose que la force qui se respecte et se modère, et elle a donné au monde de grands spectacles ; mais il ne faut pas compter sur sa sagesse ; l’empereur Alexandre Ier a dit un jour à Mme de Staël « qu’un despote intelligent et bienfaisant n’est qu’un accident heureux. »

Il est certain que notre idéologie politique nous a souvent fait beaucoup de tort ; il est certain qu’il en coûte quelquefois de se soumettre à la tyrannie et aux caprices du nombre, et qu’il se trame bien des intrigues dans les parlemens ; mais dans les pays où le nombre n’a pas voix au chapitre, les intrigues des cours causent souvent de grands désordres. Sir Robert Walpole déclarait, après la mort de la reine Caroline, que désormais il s’appuierait exclusivement sur Mme de Walmoden, la maîtresse du roi, et un publiciste du temps de George IV écrivait : « Le roi nous est favorable, et, ce qui vaut mieux encore, la marquise de Conyngham est aussi pour nous. » Il est permis de douter si un peuple se trouve mieux d’être gouverné par la marquise de Conyngham que par des idéologues ou des journalistes. La force bien employée et que dévore le zèle de l’intérêt public a sauvé plus d’un peuple ; mais souvent elle ne songe qu’à se rendre la vie agréable, elle se distrait, elle s’amuse, et ce n’est pas ce qu’elle peut faire de pis. « Il peut arriver qu’un imbécile monte sur le trône, a dit un homme d’État anglais ; dans ce cas, il serait bon de lui réserver beaucoup d’occupations d’une nature telle qu’il ne puisse pas faire trop de mal. » Conclusion : tous les régimes, toutes les formes de gouvernement ont leurs vices manifestes ou secrets, et encore un coup, toutes les sociétés ont leurs maladies. L’essentiel est que l’organisme ne perde pas ses défenses naturelles ; pour parler le langage de la médecine moderne, si ses humeurs conservent leurs propriétés antitoxiques ou bactéricides, le cas n’est pas désespéré.

Il y a bactéries et bactéries, dira M. Pobédonostzeff, et tous les microbes ne sont pas également pernicieux. Ce qui prouve que les nôtres sont de l’espèce la plus dangereuse, c’est que jamais il n’y eut dans le monde si peu de bonheur, si peu de joie véritable, tant de séditieux, de révoltés et de mécontens.

L’homme moderne attribuait une sorte de vertu magique aux abstractions, aux formules sacrées qui devaient lui servir à transformer le