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Tant que l’homme est heureux, sa raison lui suffit. Viennent les chagrins, les soucis, les déceptions, la faillite du bonheur et de la justice, le mystère seul peut apaiser l’âme troublée : « Elle voit alors reparaître les astres de son enfance et de sa jeunesse, la pureté des premières sensations, l’amour désintéressé des parens, leurs caresses et leurs conseils, les leçons oubliées du respect de Dieu et du devoir, tout ce que l’éternité a légué à l’homme à l’origine de son être, tout ce qui l’a nourri, instruit et éclairé aux débuts de sa vie. Il a fallu que l’âme fût plongée dans les ténèbres de la nuit pour que ses flambeaux célestes lui apparussent des profondeurs du passé. » Mais l’homme moderne ne croit pas au passé, il ne croit qu’au présent. Il méprise la tradition, il méprise l’histoire, il méprise le mystère, et il n’a garde de chercher dans l’inconscient l’explication de la vie consciente des âmes et des sociétés.

L’homme moderne réduit tout en système, en formules, en thèses, et ses thèses lui sont sacrées. Il a remplacé les vieilles idoles par de nouveaux fétiches, qui lui démontrent tous les jours leur vanité ou leur malfaisance ; il ne laisse pas de les adorer ; n’y touchez point, ce sont des dieux. L’homme moderne s’est fait une théorie de la liberté ; il a décidé qu’il n’y a pas d’autres peuples libres que ceux dont la destinée est réglée par l’opinion publique, que l’opinion publique n’est une puissance que dans les pays où la presse est libre. C’est la presse qui révèle aux gouvernemens la vérité, et le plus souvent la presse est une officine de mensonges, le mensonge à l’état d’institution. L’homme moderne s’arroge le droit de penser par lui-même, il ne reconnaît d’autre autorité que celle de sa conscience, et la plupart du temps c’est le journal qu’il lit chaque matin qui lui apprend ce qu’il doit penser et croire. Il rougirait d’obéir à un roi, et le maître qu’il s’est donné est un journaliste inconnu qu’il n’a jamais vu, qu’il ne verra jamais, et qui n’a peut-être d’autre génie que celui des affaires louches. Nous entendons sonner les cloches, dit le proverbe russe, mais nous ne savons où elles sont.

L’homme moderne a inventé le gouvernement représentatif et les institutions parlementaires ; il pose en principe que les parlemens représentent l’intérêt public, et l’expérience nous enseigne qu’ils n’ont jamais représenté que les ambitions des intrigans et leurs intérêts particuliers. L’homme moderne a substitué au droit divin le dogme de la souveraineté du peuple, et il lui plaît de croire que le suffrage universel est l’expression sincère de la volonté nationale. Quand donc s’avisera-t-il qu’une nation n’a point de volonté, qu’elle ne veut que ce