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certain nombre de ces échantillons devenus impropres à tout autre usage qu’à celui de projectiles. Nous prîmes aussi des œufs et quelques légumes frais. Quant à la viande, nous avions la certitude de trouver des moutons dans les parties basses de la montagne, pendant les deux premières étapes, et je comptais en acheter un ou deux en route. Enfin, la chasse aux animaux sauvages qui, même en hiver, fréquentent les grandes altitudes, était une ressource alimentaire sur laquelle je comptais, et j’étais d’ailleurs forcé de compter, pour renouveler notre approvisionnement de viande fraîche.

À ces vivres emportés ou prévus nous en joignîmes d’autres d’une nature spéciale, qui nous furent vivement recommandés par les indigènes habitués à fréquenter les grandes altitudes, et qui nous furent présentés comme une sorte de talisman ayant une vertu plus ou moins surnaturelle. Ce sont des pêches sèches, ayant une consistance intermédiaire entre celle de la corne et celle de la gomme élastique. Quand l’on arrive dans les hautes régions où la respiration devient pénible et qu’on est obligé de lutter avec le mal de montagne, dû, comme le sait tout bon Musulman, à la résistance d’esprits invisibles cherchant à défendre l’accès du domaine qu’ils se sont réservé, on obtient, au dire des gens compétens, un soulagement manifeste, en mâchant indéfiniment un de ces fruits magiques. J’acceptai, provisoirement, cette indication, que j’écoutai avec intérêt et déférence, comme il convient de faire en Orient pour tout ce qu’on ne comprend pas ou pour tout ce qui, à première vue, peut paraître absurde. Je pus constater d’ailleurs, plus tard, en l’expérimentant dans les momens critiques, que cette recette n’est pas dénuée de sens commun : en mâchant ces fruits, assez gros, durs et élastiques, qui opposent une résistance excessive et ne se ramollissent qu’au bout de fort longtemps, on est conduit à faire, machinalement, des efforts désespérés, dont le résultat paraît être d’entretenir une sorte de respiration artificielle, tant par la déglutition de l’air que par le jeu des muscles de la mâchoire et du pharynx. Il y a là en somme une manœuvre volontaire analogue à celles que l’on exécute sur les noyés pour les rappeler à la vie par la respiration artificielle. De cette pratique résulte en fin de compte un réel soulagement : c’est pourquoi nous l’indiquons aux ascensionnistes futurs.

Enfin, pour compléter la liste de nos approvisionnemens, je dois mentionner un millier de cigares que Balientsky a tenu à