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demeurait, mais dont il avait omis de s’occuper depuis quelques années. L’occasion lui paraissait bonne de donner dans sa vie quelque place au sentiment filial. Quand nous arrivâmes à Kachgar, il apprit que sa mère était morte depuis six ans, ce qui parut lui causer un véritable chagrin. Les bons sentimens sont toujours punis. S’il ne s’était pas imposé ce voyage, il aurait continué à vivre dans une douce incertitude.

Enfin, notre caravane était complétée par mon cuisinier, le fameux Souleyman Othman, dont j’ai parlé tout à l’heure. Il connaissait déjà la Kachgarie pour y être allé jusqu’au-delà d’Aksou, bien à l’est de Kachgar, au nord du désert de Gobi ; il parlait tous les idiomes du pays et y avait des relations aussi nombreuses que mal choisies. Comme Sakkat, il avait une arrière-pensée, en m’accompagnant ; mais ses desseins étaient beaucoup plus compliqués. Dans l’avant-dernière insurrection des Musulmans contre les Chinois, il avait été gravement compromis : son premier soin, après le retour offensif des troupes impériales, avait été de mettre entre lui et les vainqueurs la solide barrière du Pamir. Il s’était réfugié au Ferganah et ne s’était cru en sûreté que quand il était arrivé à Kokan, à 800 kilomètres de son point de départ. Il n’en avait pas demandé davantage pour le moment, et s’était d’abord estimé heureux d’avoir sauvé sa peau, sans s’occuper de ses autres biens temporels. Mais peu à peu, avec la sécurité, l’audace lui était revenue ; il s’était souvenu d’avoir eu autrefois à Kachgar une petite propriété qu’il n’avait pu emporter avec lui, et il avait résolu de profiter de mon voyage pour s’insinuer, à l’ombre de ma protection, jusque dans son ancienne patrie, où sa tête avait été mise, avec beaucoup d’autres, à un prix d’ailleurs modique. Il se proposait aussi de voir un peu quel était l’occupant actuel de son patrimoine et de chercher à exercer sur lui une intimidation légitime s’il trouvait en ce successeur un plus poltron que lui. Pour plus de sûreté, je lui fis délivrer un passeport russe, établissant positivement sa qualité, d’ailleurs véritable, de sujet russe. Il fut sans difficulté enregistré sous le nom aussi administratif que néologique de Souleyman Othmannoff.

J’ai déjà fait le portrait de Souleyman en racontant dans quelles circonstances je l’avais engagé à Kokan. Cavalier détestable et combattant peu sûr, il était, en revanche, assez bon cuisinier à ses heures ; poète, musicien, jouant de tous les instrumens de musique les plus extraordinaires que nous rencontrions sur notre