Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 149.djvu/182

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

terrible climat du Turkestan, où ont pris naissance et où sévissent librement tant de maladies foudroyantes qui ne pardonnent guère. Il est mort avant que moi-même, gravement éprouvé à mon retour, par les fatigues du voyage, j’aie eu le temps de terminer aucun compte rendu de nos travaux communs. Puisqu’il n’a plus été là pour recevoir du monde savant français la part d’éloges qui lui revenait légitimement pour sa collaboration aux résultats scientifiques de notre voyage, je m’acquitte d’un pieux devoir en rendant à sa mémoire et à son dévouement l’hommage qui leur est dû. Puisse ce témoignage de l’estime de l’un de ceux qui l’ont connu et apprécié, parvenir jusqu’à la connaissance de ceux qui, dans un autre pays, le regrettent.

Le second compagnon qui arriva avec nous à Och était un personnage subalterne. C’était un Sarte, cuisinier de son métier, que j’avais enrôlé en passant à Kokan, sur la recommandation de M. Balientsky, de qui il avait été connu précédemment. Il se nommait Souleyman Othman, et devait nous être particulièrement précieux parce qu’il était natif d’Aksou, l’une des villes de la Kachgarîe, le pays où nous allions. Nous avions eu quelque peine à le décider à nous accompagner. Après y avoir consenti, tenté par l’appât de gages relativement considérables, il était venu le lendemain matin, tout en larmes, nous apporter sa démission, fondée sur ce fait, en somme assez plausible, que, marié depuis quinze jours, il ne pouvait se décider à quitter sa femme. Une bande de Sartes, également en pleurs, l’accompagnaient. C’étaient des parens plus ou moins éloignés de l’épouse désolée, dont ils représentaient de leur mieux la douleur. Souleyman ne pouvait résister à leurs instances. Pour le faire revenir sur sa décision, il ne fallut rien moins que l’offre d’un supplément de gages de trois roubles par mois, que nous lui accordâmes généreusement. Cette largesse, qui emporta la balance, nous la lui fîmes, disons-le, non pas tant à cause de l’utilité qu’il pouvait avoir pour nous qu’en considération de ses bons sentimens, dont nous fûmes touchés. En quoi nous eûmes tort, car il les oublia singulièrement, et, tout le long de la route, il ne cessa de manquer à ses devoirs de fidélité les plus élémentaires envers l’épouse tant pleurée au départ. Nous pouvons le dire ici sans risquer de semer le désespoir dans son cœur ; elle ne lira jamais la Revue ; et d’ailleurs, à l’heure qu’il est, elle doit être depuis longtemps répudiée ou reléguée à un rang tout à fait secondaire,