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se succédant, éternellement bottés, dans une atmosphère confinée, laquelle, de tout l’hiver, n’est jamais renouvelée. A Och, j’allais enfin, à ma grande satisfaction, reprendre le voyage à cheval, à la tête d’une caravane, avec la liberté absolue, et la vie sous la tente qui, pendant maintes années, m’avait été familière en Afrique. J’ai toujours trouvé, dans cette manière de voyager, des conditions sinon très confortables, du moins infiniment agréables pour les amoureux de la vie active, et des circonstances favorables à l’observation scientifique en même temps qu’à la pensée, deux choses dont le voyage à la russe est le destructeur impitoyable. J’allais retrouver le feu du bivouac, les longues rêveries à cheval et le grand air de la montagne, et cette perspective, malgré la saison, suffisait à me remplir de joie.

Deux personnes m’accompagnaient au moment où j’arrivai à Och. La première était un compagnon de route bien précieux, que j’avais depuis Tachkent, et qui devait rester avec moi pendant deux mois, pour faciliter cette partie de mon voyage. C’était M. Ivan Ivanovitch Balientsky, jeune attaché à la chancellerie du gouvernement du Syr-Daria : son chef, le général Grodiékoff, gouverneur de cette province, avait eu la bienveillance de le mettre temporairement à ma disposition pour me servir de pilote et d’introducteur auprès des autorités russes. Fils de l’éminent professeur de psychiatrie de Saint-Pétersbourg, M. Balientsky joignait à une culture intellectuelle très étendue une grande finesse d’observation, une éducation parfaite, de grandes qualités d’esprit et de cœur, et l’un des caractères les plus excellens que j’ai jamais rencontrés. Je ne puis faire de son caractère un plus bel éloge qu’en disant que jamais, pendant deux mois d’un tête-à-tête constant, nous n’avons eu un seul motif de discussion ni un seul instant de mésintelligence. Ce détail, que d’aucuns pourront juger puéril, sera apprécié à sa valeur par tous ceux qui, ayant voyagé loin de l’Europe, savent à quel point d’irritabilité maladive arrivent les humeurs les plus égales et les naturels les plus philosophes après un séjour de quelque durée dans les contrées exotiques, où le climat et la fatigue exaspèrent rapidement le système nerveux des Européens. Pauvre Ivan Ivanovitch Balientsky ! Il ne devait pas revoir l’Europe. Qu’il me soit permis de donner ici, en passant, à sa mémoire, un souvenir affectueux et ému, car il est mort, là-bas, loin des siens, victime de ce