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au travers desquels le voyage sur la roche grisâtre et nue est si rude et si pénible.

Aussi est-ce dans un état de béatitude et de soulagement que nous profitions à Och des derniers beaux jours, après la pénible et monotone traversée des plaines poudreuses et brûlantes du Turkestan, et avant de nous engager dans la difficile traversée des montagnes. Malheureusement, il ne s’agissait pas de se laisser aller à un doux farniente. Le temps manquait pour nous attarder dans ce pays enchanteur, si enchanteur que le roi Salomon, lequel mieux que personne se connaissait en délices, et dont les dilettantes modernes les plus raffinés chercheraient en vain à approcher, l’avait, dit-on, choisi pour y passer ses derniers jours et pour y attendre, dans une extase mystique, l’éternité. De jour en jour, la température s’abaissait, la neige s’accumulait sur les hauteurs, et, une semaine avant mon départ, on signalait déjà, au col de Taldyk, une température de 28 degrés au-dessous de zéro. Il fallait faire vivement ses préparatifs et se hâter de partir.

A Och cessait l’odieux voyage en tarantasse, servi par les relais de poste du gouvernement russe, voyage rapide, mais peu pittoresque et complètement dénué d’imprévu, et commençait l’exploration proprement dite, où l’initiative individuelle avait ses coudées franches. Je n’en étais vraiment pas fâché, car, tout en rendant justice à la rapidité relative et à l’extrême bon marché du mode de locomotion qui seul permet jusqu’à présent, — mais pour peu de temps encore, il faut l’espérer, — de traverser dans un nombre de jours limité l’immensité des steppes asiatiques, j’ai dit ailleurs comment je ne puis partager l’opinion trop indulgente des voyageurs qui sont allés jusqu’à en faire le panégyrique. Je ne reviendrai pas sur la description de ce véhicule inventé par quelque ivrogne en délire, hanté par les souvenirs mêlés de Mazeppa et du cardinal La Balue. J’ai dit, ici même, autrefois, une faible partie du mal que j’en pense. Je disais aussi sans regret adieu aux nuits passées dans les stantsias de poste, empestées par la fumée opiacée et nauséabonde des éternelles cigarettes russes, par les vapeurs malsaines des samovars, et par les exhalaisons des poêles construits en dépit des principes d’hygiène et de physique les plus élémentaires, sans, parler des autres odeurs, dues au séjour prolongé des hôtes, appartenant aux races les plus diverses, russes et asiatiques,