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toi, toujours, que retournait mon désir. Je te revois, terrain béni, où j’appris la belle harmonie ! Sur le chemin, j’ai senti frémir ma harpe, en voyant surgir tes tours.

« A la source qui est au milieu du sentier, j’ai lavé la poussière de mes joues ; là, un orme étend ses bras, et rappelle l’avril de ma vie. Sur cet orme, léger, je grimpais avec les camarades, et je dénichais les oiseaux ; dans cette source, enfant, je me roulais, si l’ardeur du soleil me frappait.

« Puis j’ai couru au-delà de la mer en Turquie, terre riante, ciel riant ; et les femmes levèrent leur voile pour m’entendre chanter sur ma harpe. De Grenade, ensuite, je pris la route ; sous les balcons fleuris, je modulai ballades et chansons ; et sur la mer la lune resplendissait.

« J’ai été au royaume de France, à la riche terre d’au-delà des monts ; mais nos aurores dorées, nos couchers de soleil, la France ne les a pas. Ainsi, dans la fleur de ma jeunesse, un jour j’ai quitté la patrie ; en partant, j’embrassai ma belle ; m’a-t-elle attendu tant d’années ? qui sait ?

« Je retourne à ma mère chancelante ; je lui rapporte un rosaire et une robe ; je retourne au tilleul où, les jours de fête, je dirai mes cent ballades, jusqu’au jour où, d’une voix languissante, accueillant les paroles suprêmes, sous le rayon de mon soleil natal, appuyé sur cette harpe, je mourrai. »

Ce poète ambulant, qui laissait courir sur ses lèvres et faisait voler sur les lèvres des hommes le nom de Viggiano, était comme une incarnation anticipée du pauvre émigrant italien de l’époque contemporaine. Il avait une grâce dont le paupérisme a flétri la fleur, il avait une richesse d’espoirs que vainement on chercherait, aujourd’hui, chez beaucoup de braves gens qui se pressent sur les paquebots. Mais tout comme lui, ces pâles et misérables successeurs voudraient un jour revoir le toit natal ; et tout comme lui, au moment même où l’impatience de leur faim se met en quête d’une terre plus propice, ils laissent leurs âmes en arrière, demeurent les féaux de la Madone locale, et réclament, dans leurs prières vaguement rêveuses, qu’un suprême rayon du soleil indigène puisse éclairer, un jour, la pénombre de leur agonie.


GEORGES GOYAU.