les bébés italiens, confiés à la grâce de Dieu, s’élevèrent comme ils purent ; la perspective de salaires mensuels qui devaient monter jusqu’à cent francs, imposa silence à la tendresse des mères ; elles commencèrent toutes seules leur fuite en Égypte. Le Pizzo, Messine, Alexandrie, étaient les haltes de leur aventure ; on avait vite fait, d’ailleurs, de brûler ces étapes ; cinq jours y suffisaient, et lorsqu’on avait fini sa tâche, on s’en revenait à l’Italie natale, et l’on remboursait à l’enfant retrouvé, en bons écus sonnant clairet pesant lourd, le lait nourricier qu’on lui avait dérobé. On rapportait aussi la preuve évidente que le mal de mer n’était point mortel et qu’en s’exportant on revenait riche ; et cette double leçon, travaillant l’esprit des populations, les sollicitait à de plus vastes et plus longs déplacemens.
La France, l’Espagne, les États balkaniques, la Grèce, reçurent la visite d’Italiens du Sud, une visite qui parfois se prolongeait beaucoup, mais qui, en général, n’aboutissait pas à une installation véritable : l’émigration, dans ces pays d’Europe, était plutôt temporaire. Mais les États-Unis, l’Argentine, le Brésil, supplantèrent facilement les régions du vieux continent dans les imaginations populaires ; cédant à ce lointain mirage, les hommes d’abord, en beaucoup de familles, partirent seuls, à la façon d’éclaireurs ; et puis, la misère croissant, le départ de familles entières commença. D’année en année, aux ports d’embarquement, on notait que les sorties de familles devenaient plus nombreuses, et que les sorties d’individus isolés se faisaient plus rares : en 1894, sur 100 émigrans qui faisaient aux pouvoirs publics les déclarations d’usage, le chiffre de ceux qui partaient seuls était de 59 en Calabre, de 67 en Basilicate, de 53 en Pouille ; et ces mêmes chiffres, en 1895, étaient respectivement tombés à 40, 32 et 46 : c’est l’indice que la majorité des émigrans, en cette dernière année, emmenaient leurs familles et déplaçaient leur foyer. Naturellement, les totaux de l’émigration augmentèrent, avec une remarquable soudaineté : les États-Unis, qui avaient reçu, en 1894, 39 000 Italiens, en virent arriver 44 000 en 1895, 68 000 en 1896 ; en Argentine, ils s’étaient, en 1894, présentés au nombre de 37 000 ; en 1895, 41 000 survinrent, et 75 000 en 1896 ; le Brésil, enfin, qui, en 1894, avait tenté 34 000 d’entre eux, ouvrit ses portes, en 1895, à 97 000 Italiens. Ces différens chiffres sont empruntés au bilan total de l’émigration du royaume ; mais les provinces méridionales eurent une part importante dans l’accroissement dont ils témoignent.