richesse la monture du pauvre. Lorsque, juché sur cette monture, avec des sacs de fourrage ou de légumes lui servant de selle, il se présente à l’entrée de la bourgade, l’octroi l’arrête, lui fait mettre pied à terre, enfonce dans les sacs des piques exploratrices, moleste le brave homme pour qu’il paie, et le bourre encore, parfois, lorsqu’il n’a rien à payer. C’est la passivité naturelle de ces populations qui leur rend moins dure l’inclémence des conditions dévie ; mais, lorsque cette inclémence devient si terrible qu’elle risque de supprimer les moyens mêmes de vivre, alors l’instinct de conservation l’emporte, et les accule à l’exil.
Dès 1882, le ministère de l’intérieur, à Rome, adressait des circulaires aux préfets des provinces méridionales pour leur demander la raison des progrès de l’émigration, et, dans tous les rapports que ces fonctionnaires rédigèrent, une même explication était alléguée : la misère, toujours la misère. « C’est là le mobile unique de l’émigration, » écrivait le préfet de Reggio. « C’est là, sans nul doute, reprenait celui de Potenza, la cause première qui pousse les agriculteurs, les journaliers et autres ouvriers à quitter le pays ; car les salaires ne leur permettent pas de faire front aux nécessités les plus urgentes de l’existence. » A Catanzaro, l’administration faisait écho : « Le principal motif de l’émigration, écrivait-on, est le salaire très mesquin que reçoivent les ouvriers des campagnes, et le fait que, souvent, ils n’ont pas de travail. » Et le préfet de Cosenza, insistant à son tour, affirmait que « la misère est la raison la plus importante de l’émigration. » De la Basilicate et des divers points de la Calabre, ces réponses arrivaient à Rome, toutes pareilles, se répétant avec la triste uniformité d’une litanie.
Assurément, depuis trente années, le prolétariat agricole, dans le royaume de Naples, est devenu plus misérable, ou tout au moins, — ce qui est à peu près équivalent, — il a eu plus nettement conscience d’être misérable. Mais si le phénomène de l’émigration a pris, du premier coup, un aussi large développement, c’est qu’il a succédé directement à un autre phénomène historique : le brigandage. « J’aime mieux être taureau durant deux ans que bœuf durant cent ans. » Ainsi parlaient, il y a un demi-siècle, les fermiers en détresse, les journaliers sans ressources, les petits propriétaires ruinés, les amoureux évincés, les membres des coteries municipales supplantées : à la résignation légendaire du bœuf de labour, ils préféraient l’indomptable fierté