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et des vues différentes, plus petits ou plus grands, plus laids ou plus beaux, les palais qu’elle traverse n’ont-ils pas presque tous la même distribution, des dispositions commandées, des ameublemens analogues et, là, l’existence ne s’écoule-t-elle pas selon des rites dont on ne peut s’écarter, qui correspondent aux lieux mêmes et qui en sont inséparables ?

Des sièges lourds et dorés, en nombre réglé, rangés contre les parois ; ici et là des consoles épaisses sur lesquelles sont posés quelques vases aux formes lourdes ; aux murs, encastrés dans une sculpture dorée, de grands panneaux noirâtres où l’on distingue les chairs seules de hautes figures d’allégorie ; rien de personnel, rien de ce qui fait le charme et l’intimité d’une demeure, rien de ce qui y attache, y retient et y ramène, montre les habitudes prises par le corps, marque l’accoutumance de l’esprit et les aspirations de l’âme, auberges somptueuses et froides, où, en changeant seulement une initiale ou un emblème, passent indifféremment tous les hôtes souverains, quelle que soit leur race ou leur origine, quels que soient leurs goûts, quels que puissent être leurs désirs.

C’est qu’en effet, ce n’est point pour la vie qu’elles ont été construites et disposées, mais pour la représentation ; et celle-ci, sous tous les régimes, reste pareille, réglée qu’elle est en réalité par un immuable code d’étiquette, identique, quoi que l’on fasse, ou presque, en toutes les cours de l’Occident civilisé.

Napoléon, sans doute, « en séparant le service d’honneur du service des besoins, en mettant de côté tout ce qui était réel et malpropre pour y substituer ce qui n’était que nominal et de pure décoration, » s’est affranchi, — et par suite a affranchi sa femme, — d’une portion de l’esclavage auquel étaient soumis le roi et la reine de France ; il a fait deux parts de son existence : l’une, extérieure, qui a pour théâtre l’Appartement d’honneur ; l’autre, réservée et intime, qui s’écoule dans l’Appartement intérieur ; mais, pour l’Impératrice, cette division est plus apparente que réelle ; l’une des deux vies empiète constamment sur l’autre ; l’étiquette pénètre dans l’Appartement intérieur ; elle y est différente, mais n’en est pas moins tyrannique. Ici comme là, pour la disposition et l’appropriation des lieux, les architectes ont été les maîtres ; c’est la même décoration, c’est la même froideur, la même absence d’intimité, la même suppression de la personnalité. Dans l’auberge royale, l’Appartement intérieur, ce sont les