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jouait à l’aise dans leurs moelleuses profondeurs. A se figurer ces spectacles d’après celui que nous avons sous les yeux, on se sent plus d’horreur pour les pauvretés de notre faste public, pour les banales tentures ponceau, aux teintes plates et opaques, que le goût moderne rend inséparables de nos fêtes officielles. Qu’elles étaient mieux inspirées, ces générations réputées barbares, lorsqu’elles déployaient sur le passage des grands de la terre ou des pompes religieuses une harmonie de couleurs, un monde de formes et d’êtres imaginaires, et donnaient aux vivans cortèges, aux entrées, aux processions, aux triomphes, cet accompagnement de chatoyantes visions !

Discrètement et sans bruit, la procession est revenue : elle se glisse sous la galerie basse, et tout près de nous, presque à nous frôler, repassent le dais cahoté au-dessus des groupes, les petites filles embéguinées, les dames blanches et les flammes pâles. Les voici dans la salle Saint-Hugues, sise à l’opposé de la salle Saint-Louis et à l’autre extrémité de la cour. Nous sommes là en plein siècle de Louis XIV : de grandes peintures, exécutées par un médiocre contemporain de Lebrun, tapissent entièrement les murs de leurs fonds fauves, de leurs sujets embrumés : sur l’autel, des cadres feuillus enferment des médaillons sans caractère ; la grande dévotion du XVIIe siècle n’a point su créer ici un art à son image. Après cette halte, la procession continue ses tours et ses détours, car il faut que Dieu visite chaque chambre de malades et porte partout le réconfort de sa présence. Elle reparaît parfois dans la cour. Sur son passage, les femmes s’agenouillent et se signent, les petits enfans font leur prière : la conversation des hommes s’interrompt à peine, car toute contrainte, toute solennité même est bannie de cette fête, qui garde jusqu’à la fin un caractère d’intimité presque familiale. Il apparaît bien que Dieu est ici chez lui, qu’il se fait hospitalier, accessible à tous, qu’il met chacun à l’aise et ne trouve pas d’inconvénient à tolérer certaines libertés, se sentant sûr de son empire et seigneur incontesté des âmes.

Avant même qu’il se soit retiré en son sanctuaire, il n’interdit pas aux esprits de se détendre et permet qu’on s’amuse. Dès que la procession s’éloigne un peu, le carillon s’égaye en sonorités profanes, en refrains séculiers ; il est vrai que ce sont des airs de l’autre siècle. Parmi des modulations diverses, nous reconnaissons l’air : J’ai du bon tabac. Puis, sans façon, le clavier d’airain joue le bon Roi Dagobert à la barbe de saint Éloi,