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vraiment, est-ce au maître qu’il convient d’en faire le reproche ? s’ils ont voulu l’imiter, est-ce lui qui doit porter la peine de leur insuffisance ? et confondrons-nous les grimaces de l’impuissance, ou les contorsions de la vanité littéraire, avec les allures de l’orgueil et le geste du désespoir.

Et ajoutons enfin l’éclat ou la force du style, ajoutons ce sentiment de l’art dont les écrivains du siècle précédent nous avaient, vous ne l’ignorez pas, légué si peu d’exemples. On a montré, tout récemment encore, combien il y avait de ses premiers maîtres dans les premiers écrits de Chateaubriand, et, par endroits, de ressouvenirs de l’abbé Barthélémy jusque dans les Martyrs. Mais tout ce qui leur avait manqué, tout ce que l’abus du rationalisme leur avait enlevé de sensibilité, d’émotion, d’élan, de charme et de poésie, les « nombres » même de la prose. Chateaubriand nous l’a rendu, et pour nous le rendre il n’a eu qu’à se laisser, en quelque sorte, être lui-même. Quel a d’ailleurs été le résultat de cette expérience, vous le savez, Messieurs !


Au fond des vains plaisirs que j’appelle à mon aide
Je trouve un tel dégoût que je me sens mourir,


a dit de nos jours un vutre poète. Ainsi de Chateaubriand ! La disproportion du rêve et des moyens de le réaliser, de l’illusion toujours renaissante et de l’incapacité de la fixer, l’incurable médiocrité de la nature humaine, voilà ce qu’il a trouvé, je ne dis pas dans l’apparente satisfaction des ambitions les plus hautes, ni dans « les vains plaisirs, » mais « au fond désolé du gouffre intérieur, » en se trouvant lui-même ; et, vous m’y attendez sans doute, c’est le moment de le dire, voilà de quel fond de lassitude, de désespoir et de scepticisme, — « nul homme, a-t-il dit lui-même, n’est plus croyant et plus incrédule que moi, » — sa religion l’a seule retiré.

Je ne veux point faire la critique du Génie du Christianisme ; elle nous entraînerait trop loin ; et, aussi bien, je suis prêt à reconnaître la justesse de la plupart des critiques que l’on en a faites. J’en voudrais retrancher, pour ma part, plus d’une page, et j’en voudrais fortifier plus d’un argument. Chateaubriand n’est pas un théologien, un raisonneur, un dialecticien. Mais on ne saurait trop le redire : qu’importe le détail quand l’idée principale est juste, quand elle est profonde, quand elle est féconde ? Je me rappelle un passage de Bossuet, dans son Discours sur l’Histoire universelle. Il vient de discuter les objections