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tout de suite, ni sur tout le monde, ni par des moyens ordinaires, de ceux qui sont énumérés dans les Guides : et les amis de Chateaubriand ont bien pu s’en étonner ; mais vous. Messieurs, et vous. Mesdames, dans la nuance de sa mélancolie, vous avez reconnu le Breton, et qu’importe que les autres ne l’aient pas « reconnu, » s’ils en ont subi le charme impérieux ?

Ajoutons encore un trait. Dans une page souvent citée de son Génie du Christianisme, Chateaubriand a chanté les printemps de la Bretagne ; mais, vous le savez, quand vos landes se hérissent de la verdure de vos genêts, ou s’étoilent de l’or de vos ajoncs, le granit perce, affleure et reparaît toujours. C’est ainsi que le génie de Chateaubriand, de quelque douceur qu’il s’enveloppe, n’en a pas moins toujours gardé quelque chose de l’âpreté du sol natal. Quand on a voulu toucher à ce qu’il aimait, l’enchanteur a fait place au polémiste le plus redoutable ; et, sans vouloir parler ici de politique, vous rappellerai-je tant de portraits vengeurs dont il a rempli la galerie de ses Mémoires d’outre-tombe ? Mais plutôt, nous le louerons ensemble de sa fidélité à lui-même, de son obstination, de son « entêtement » dans ses convictions. Nous y verrons la marque de son origine, si ce manque de souplesse, si cette rare et heureuse incapacité de plier se retrouve chez tous vos Bretons, dans un Lamennais comme dans un Lesage, dans un Duclos, puisque je les ai déjà nommés. Et nous dirons que ce trait qui unit entre eux tous vos grands hommes, — et même de moindres, — s’il fait donc l’un des caractères de la race, vous est, à vous, une raison de plus de vous reconnaître dans Chateaubriand, et à nous, de saluer en lui le génie de sa province[1]. Il n’en a pas été seulement la plus glorieuse, mais peut-être aussi la plus complète et la plus noble expression.

Est-ce de cela qu’on lui en a voulu ? je veux dire de cette fierté dont ses amis eux-mêmes ont quelquefois éprouvé la rudesse ? Toujours est-il qu’au lendemain de sa mort, on lui a fait chèrement payer sa gloire ; et, au signal donné par Sainte-Beuve, dans un livre fameux, peu s’en est fallu que toute une jeune génération, formée à l’école de Voltaire, n’attaquât dans l’auteur des Martyrs jusqu’à l’artiste et jusqu’au poète. Cinquante ans ont passé depuis lors, et nous sommes redevenus plus justes. Il n’est personne aujourd’hui qui ne reconnaisse

  1. J’ai un peu plus appuyé sur cette indication dans une conférence faite à Nantes, il y a trois ans, sur le Génie breton.