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pas ce que voulait dire Théophile Gautier quand il louait Chateaubriand d’avoir « inventé la mélancolie et la passion moderne » ? Non, Chateaubriand n’avait pas inventé la mélancolie moderne ; il l’avait « retrouvée ; » et, pour la retrouver, il n’avait eu qu’à écouter murmurer en lui les voix de la terre natale.

Vous souvient-il quel nom, dans sa jeunesse, et déjà, dans sa maturité commençante, lui donnaient ses amis littéraires, les Fontanes et les Joubert ? ils l’appelaient « l’Enchanteur » ; et ce nom n’est-il pas bien caractéristique ? Assurément, en le lui donnant, les Fontanes et les Joubert ne songeaient ni de Merlin ni de Viviane ! Avaient-ils seulement entendu parler de la forêt de Brocéliande ? ou connaissaient-ils cette parenté que l’âme bretonne a de tout temps aimé entretenir avec les mystères de la nature ? Mais, dans la qualité du génie de leur ami, ne réussissant pas à s’en expliquer le prestige, ils trouvaient, et ils avaient raison, je ne sais quoi de « magique. » Ils se rendaient compte, à une syllabe près, de ce qu’ils admiraient dans Andromaque et dans Iphigénie, dans leur Télémaque à plus forte raison : ils pouvaient le dire ; ils le disaient. Mais d’Atala, de René, du Génie du Christianisme, de l’Itinéraire ou des Martyrs, le charme qui se dégageait mettait leur critique en défaut. Séduits d’abord, ils se reprenaient, ils essayaient de rompre le cercle ; mais l’enchanteur était le plus fort ; et il fallait se rendre ; et on était heureux de s’être rendu. N’est-ce pas ainsi qu’agissent vos légendes ? On en sourit d’abord, comme de toutes les légendes, et la raison, la « froide raison » y résiste, mais insensiblement elles nous prennent, et nous ne voyons pas, nous ne saurions pas définir, mais nous sentons en elles quelque chose qui n’est pas dans les autres, — par exemple, dans les légendes des pays de lumière. Elles sont filles de la terre de Bretagne, dont la séduction n’opère pas