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C’est vers le même temps qu’elle écrit dans son journal, après une lecture de Corinne et d’une biographie de Mme de Staël : « Bien des parties du roman, bien des parties du caractère de Mme de Staël me sont allées au cœur. Mais en Amérique, des sentimens ardens et absorbans comme ceux-là deviennent encore plus profonds, plus passionnés, et plus maladifs, par suite de la constante réserve extérieure que nous imposent les formes plus rigides de notre vie sociale. Ne pouvant s’épancher au dehors, ces sentimens brûlent à l’intérieur jusqu’à consumer toute l’âme, n’y laissant après eux que de la poussière et des cendres. Et tel me paraît avoir été le résultat de l’intensité excessive avec laquelle mon esprit a toujours pensé et senti, sur tous les sujets qui se sont présentés à lui. Cette flamme intérieure a fini par tout dévorer en moi, et ainsi, jeune encore, je me trouve incapable de prendre part à aucun des sentimens de mon âge. Toutes les formes de l’enthousiasme, — qu’il se soit agi de la nature, ou de l’art, ou de la religion, ou des émotions du cœur, — je les ai toutes éprouvées avec une force si ardente et si absorbante que mon âme en est désormais absolument épuisée. »

Mais la jeune fille se trompait : la flamme qui brûlait en elle n’était pas près de s’éteindre. C’est elle qui la poussait, les années suivantes, à fonder des écoles modèles, à envoyer des nouvelles aux revues et des articles aux journaux, à se constituer la conseillère de ses amies, de ses frères, et de son père lui-même. « Vous me dites que vos aspirations littéraires ont failli être un piège pour vous, écrit-elle à son frère Édouard en 1829 : oui, moi aussi j’ai eu la même impression. Et je ne puis jamais penser sans des larmes d’indignation que tout ce qui est beau, et aimable, et poétique dans les œuvres de l’art a été offert en hommage à d’autres autels qu’à celui du Christ. Oh ! n’y aura-t-il donc jamais un poète au cœur élargi et purifié par l’Esprit-Saint, qui veuille employer à des sujets dignes de ces ornemens toutes les grâces de l’harmonie, tous les enchantemens de l’émotion, de l’éloquence, de la poésie ? Mais pour ce qui est de moi, peu m’importe à quel service le Seigneur me réserve. Je sens du moins qu’il compte sur moi, et je ne Veux pas que ma vie reste sans emploi. Tout ce qu’il m’adonne de talent, je le mettrai à ses pieds, trop heureuse s’il daigne en accepter l’hommage. Il saura bien doubler mon pouvoir, me donner la force qu’il donne à ses ouvriers ! »

Je ne serais pas surpris que le mariage d’Henriette Beecher n’eût été encore qu’un effet de son besoin d’agir et de se dévouer. Deux ans durant, elle s’était ingéniée à distraire, à consoler, à rappeler à la