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Cette notion entrée dans notre littérature le jour où les écrivains de la Renaissance la reprirent à l’antiquité, en sort le jour où on bannit le culte des anciens. Parmi toutes les formes d’art, celle dont le XVIIIe siècle a été le plus incapable, c’est la poésie. Pour trouver un poète dans le siècle de Fontenelle et de Voltaire, il faudra attendre la venue d’André Chénier, c’est-à-dire le retour à l’antique. Leur modernisme a coûté cher aux écrivains du XVIIIe siècle. Je ne songe guère d’ailleurs à faire retomber sur Lamotte la responsabilité de ces défaillances. Il n’est pas un si grand coupable. Une boutade, même retentissante, n’est pas dangereuse. Lamotte n’a pas entraîné son époque : il l’a suivie. Il en a outré les tendances. Il a lui-même versé dans le sens où elle penchait. Tel est justement le danger de cette superstition du modernisme.

Il se peut en effet que chaque époque apporte son contingent d’heureuses nouveautés et d’idées justes. Mais ces idées en se développant à l’exclusion de leurs contraires deviennent excessives ; ces idées justes, sitôt qu’on les pousse à bout, deviennent fausses. Soyons donc de notre temps ! Aussi bien, comment n’en serions-nous pas ? Les partisans les plus déterminés des anciens, un Boileau, un Racine, un La Fontaine, un La Bruyère ont été en leur siècle les véritables modernes et personne plus que ces imitateurs des Grecs et des Romains n’a donné une image exacte de l’esprit français. Les défenseurs les plus violens de la tradition ne l’ont défendue qu’avec un tour d’esprit qui portait la marque moderne. Un Joseph de Maistre est tout plein de Voltaire et de Rousseau. C’est que le modernisme nous entoure, nous enserre et nous pénètre à notre insu ; il nous arrive par les conversations et par les lectures ; nous le respirons dans l’air qui en est comme saturé ; nous le retrouvons jusque dans la mode du costume et dans la forme des chapeaux. Nous allons en devenir les prisonniers, si nous n’y prenons garde, et si nous ne faisons effort pour recouvrer la liberté de notre esprit et la maîtrise de nous-mêmes. Il nous faut, de toute nécessité, nous en dégager, non pour nous mettre en travers du mouvement de notre époque, mais pour le dominer. C’est à quoi sert la tradition. Bien loin qu’en nous rattachant à elle, nous nous condamnions à en subir le joug, elle nous aide à dépasser l’étroitesse de l’horizon contemporain et à briser les murs de notre prison, elle est la condition elle-même de la largeur des vues et de l’indépendance du jugement.


RENE DOUMIC.