Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 148.djvu/940

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

étaient évidentes, les trois mille ans d’opinion contraire n’auraient pas plus de force qu’un seul jour. A la vue des premières expériences de la pesanteur de l’air, qu’a servi : le long règne de l’horreur du vide ? » On voit, sans qu’il soit besoin d’y insister, ce qu’il y a de factice dans ce rapprochement. Le malheur est que Lamotte et Mme Dacier apercevaient dans une lumière, qui était pareillement celle de l’évidence, des vérités contradictoires. L’évidence de Lamotte n’était pas l’évidence de Mme Dacier. Cela nous aide à retrouver, sous la magnificence des termes et sous leur confusion, quel est en fait le critérium qu’applique Lamotte.

Lui aussi, le XVIIe siècle avait beaucoup parlé de la raison, et il en faisait la souveraine maîtresse des jugemens littéraires. Ce qu’il entendait par la raison, c’est la faculté qui d’un homme à l’autre est la même et dans laquelle tous les hommes peuvent donc communier. Et il trouvait dans le consentement de tous les siècles l’expression de cette raison. La raison dont parle Lamotte est exactement le contraire ; à vrai dire, elle n’est pour chacun que l’expression de ses préférences individuelles. Le beau, c’est ce qui nous fait plaisir. A l’occasion Lamotte ira jusqu’à opposer le goût et la raison :


Du vrai la raison nous assure,
Elle en est seule le flambeau.
Le goût, présent de la nature,
Est le seul arbitre du beau.
Sous quelque forme qu’il le trouve,
Il le reconnaît et réprouve
Ce qui pourrait le démentir.
Mais ce goût du beau c’est peut-être
Moins ce qui nous le fait connaître
Que ce qui nous le fait sentir.


Il est impossible de s’exprimer dans un langage d’une plus désolante platitude et de prouver par un exemple plus approprié qu’entre certains vers et la prose il n’y a pas de différence essentielle. Au moins Lamotte dit-il clairement ce qu’il veut dire. Nos modernes dilettantes et impressionnistes peuvent saluer en lui un ancêtre. Mais si le jugement de goût est pure affaire de sentiment, et si tout se ramène à une impression de plaisir immédiat, combien cela est commode, et que voilà une théorie qui vient au secours de l’ignorance mondaine ! Les gens de qualité qui savent tout sans avoir rien appris, seront reconnaissans à l’écrivain qui s’en remet si généreusement à la sûreté de leur instinct. Toutes les femmes seront pour lui.