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Mais le débitant a encore un autre rêve : adjoindre à sa boutique un bureau de tabac. Or, par quelle voie y parvenir ? Par celle des politiciens. Ici encore, il semble faire de la politique, et il en suit bien une, mais une seule : la politique du « bureau de tabac. » A l’entendre, d’ailleurs, les hommes politiques le flattent beaucoup, mais se borneraient à le flatter, et il aurait le droit de se plaindre d’eux. Il paye déjà deux patentes, celle des commerçans ordinaires, plus une licence qui lui est spéciale, et serait encore menacé d’une seconde licence. Il finirait ainsi par payer trois patentes. Or, comment conjurer la troisième patente, si ce n’est encore par les députés, les sénateurs et les conseillers municipaux ? Et on le frappe aussi, prétend-il, pour des falsifications dont la faute remonterait à ses fournisseurs en gros ! Une barrique falsifiée lui arrive, on la saisit chez lui avant même qu’il ait eu le temps de la goûter, et on l’en déclare le falsificateur ! C’est inique, et il réclame le prélèvement d’un échantillon à sa porte, avant tout dépôt dans sa boutique. Or, qui doit-il, ici encore, gagner à sa cause ? Toujours les sénateurs, les députés, les conseillers municipaux. Et pour échapper aux nouveaux droits que lui présage la suppression des octrois, à qui devra-t-il apporter ses argumens ou ses doléances ? Qui devra-t-il solliciter, inviter à ses banquets, endoctriner, convaincre ? Les hommes politiques. A toute occasion, il faudra encore qu’il les fréquente, leur promette ses bons offices afin d’obtenir les leurs, se mette au service de leurs candidatures, et leur laisse aussi un peu entendre qu’il pourrait cesser de s’y mettre. Mais quelle politique, encore une fois, poursuit-il toujours, sous toutes celles qu’il parait faire ? Une seule, et c’est la sienne ! Et tous les politiciens, d’ailleurs, quels qu’ils soient, ne manquent jamais de s’en dire les amis et les soutiens, précisément parce qu’elle est une politique neutre, pouvant s’adapter à toutes les autres, et parce que l’homme soumis au choix des électeurs ne peut pas, d’autre pari, ne pas se ménager l’homme par qui les électeurs communiquent. Pourquoi les modérés, les radicaux, les césariens, les conservateurs, et même les monarchistes, ne se proclameraient-ils pas tous, les uns aussi bien que les autres, protecteurs du marchand de vins, puisque le marchand de vins a pour programme unique de soutenir qui le soutient, et de combattre qui le combat ? Comment, en même temps, tous n’attacheraient-ils pas la plus sérieuse importance aux sympathies d’une corporation de 40 000 membres,