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dans les classes, qu’il a semblé parfois ébranler les bases mêmes de l’Etat. C’est parce qu’il savait que le libéralisme est immortel et que rien ne peut détruire cette force bienfaisante qu’il n’a pas hésité à briser le vieux parti libéral, à le jeter dans la chaudière d’Eson pour qu’il en sortît rajeuni et vivifié. J’ose dire encore que ce qui a fait à Gladstone une figure si haute et si pure, ce qui met sa grandeur au-dessus de toutes les rivalités, ce qui rejette dans l’ombre certaines de ses faiblesses, c’est, avant tout et par-dessus tout, cette religion sincère, cette noble foi en ce Dieu qui a fait jaillir et qui a entretenu sa foi généreuse dans l’humanité.

Et maintenant que restera-t-il de son œuvre ? Au point de vue politique, il semble qu’il laisse le parti libéral en mauvais point et toutes les causes qu’il avait servies compromises. Légjslativement, on sait que l’homme politique travaille rarement pour l’éternité ou même pour la durée. Comme écrivain, Gladstone n’a rien donné qui puisse braver le temps. L’éloquence est ce qu’il y a de plus éphémère au monde. Sa voix ne retentira plus, harmonieuse et sonore. Elle ne déroulera plus les périodes magistrales, enflammées, de ses discours. Il n’enchaînera plus l’attention d’une assemblée ou d’un peuple à ses paroles frémissantes. D’autres viendront qui seront les favoris du moment. Même il se peut que la forme particulière de sa religion, — encore qu’il eût cru l’asseoir sur le roc éternel, — subisse elle-même l’atteinte de cette loi universelle qui veut que les choses humaines se transforment sans cesse, naissent, grandissent et déclinent. Réflexions désolantes, semble-t-il, et bien faites pour décourager les plus vaillans.

Et pourtant il restera de cette longue vie d’homme quelque chose de précieux et qui jamais ne se perdra. Gladstone nous a légué un Κτῆμα ἐς ἀεί (Ktêma es aei), un bien qui ne périra pas. Il a laissé le genre humain plus riche qu’il ne l’a trouvé. Ce n’est pas seulement, bien que je sois loin de le dédaigner, l’exemple d’une existence toute d’honneur et de pureté. C’est avant tout une leçon de la plus haute utilité pour notre temps. Gladstone était né un opportuniste, mais un opportuniste avec une conscience. Le monde a vu des stoïciens, des ascètes, des saints. Il les respecte, il les vénère. Un homme s’est rencontré qui a connu les hauts et les bas de la vie pratique ; qui a été un réaliste ; qui avait l’esprit subtil ; qui cultivait la casuistique ; qui ne craignait pas les distinguo ; qui ne savait tendre sa voile au vent d’une doctrine que quand il